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L'avarice - et la tyrannie qu'elle impose - n'est pas seulement un thème du XVIIe siècle. Le culte de l'argent, de l'accumulation et du profit est bien contemporain. D'emblée, Ludovic Lagarde le symbolise par un décor inspiré des entrepôts des grandes entreprises d'aujourd'hui. Caisses et palettes se superposent au seuil de ce qui pourrait être une maison bourgeoise, celle de Celui qui engrange le bénéfice de toutes ces marchandises - peut-être pas si légales!

Tout est un peu beige, de la couleur aseptisée des cartons, même la tenue de ceux qui s'y déplacent. Les laquais de Molière sont des «robots» en blouses(un H est brodé sur leurs poches) qui officient silencieusement sous la coupe de cet obsédé qu'est leur maître: Harpagon qui est «de tous les humains, le moins humain».

Le décor est là pour ancrer le texte dans notre époque et le rendre concret, palpable immédiatement, inquiétant comme ce «psychopathe» qui l'habite.

Car c'est lui qu'on attend, qu'on croit connaître... et pourtant Laurent Poitrenaux en propose une version à la fois inhabituelle mais tellement cohérente et fidèle à Molière.

Harpagon ici est avant tout une présence physique, un corps spasmodique qui peut parfois être fluide, presque envoûtant, mais aussi drôle, à la Chaplin, ou encore secoué, effrayant comme n'arrivant pas à maîtriser la folie contenue à grand peine par son enveloppe charnelle.

Car c'est bien de folie, de névrose, de solitude dont il est question ici. L'avare est paranoïaque, obsédé, malade et violent avec son entourage qu'il tient dans sa main tyrannique.

Comme souvent chez Molière, le personnage principal se définit par un caractère mais surtout une obsession qui conditionne toute sa vie, ses actes, son entourage, son corps. Car la nature de l'homme, pour peu qu'elle se laisse aller à la fureur des passions de l'âme et à la dérive des folies de l'esprit, a tôt fait de tourner à la sauvagerie et à la brutalité.

Les rapports sont en effet violents dans cette famille gouvernée par un père aussi drôle que glaçant: peu importe à qui la fille est mariée du moment que ce soit «sans dot». Elise est donc dépressive et ballotée, promise à un Valère devenu le double d'Harpagon.

Le fils est, quant à lui, nié et soumis à la force du poing paternel.Devenu rival de son père, il ne peut qu'être perdant face à une telle perversion. «Et on s'étonne après cela que les fils souhaitent qu'ils (les pères) meurent».

Même Frosine, femme d'intrigues, n'arrivera pas à extorquer un sou à Harpagon qu'elle sait pourtant flatter. Entre la femme d'affaires et la prostituée à la jupe haut fendue, Frosine tangue (encore un corps étrange) dans un univers où tout repère, toute logique se délite. Seul Maître Jacques, cuisinier et cocher, semble aimer un peu son maître et lui résister par sa gouaille. Il le paiera cher lui aussi puisque Harpagon n'hésite pas à lui enfoncer un couteau dans la main!

La mise en scène, on le comprend bien, n'est plus du côté du grotesque ou de la farce : l'univers proposé ici est aussi drôle que glaçant.

Cette inquiétante étrangeté est à l'origine du rire libérateur mais aussi de l'empathie ressentie pour ce personnage tragique que devient Harpagon dans la fameuse scène de la cassette.

Tout le monde a en tête certaines gesticulations qui semblaient propres à la représentation de l'Avare jusqu'alors...

Ici, c'est l'inverse! Lui qui tressautait, tentant de maîtriser ses pulsions obsessionnelles, se retrouve à terre, vidé, liquéfié, tragique, nu et seul. Comme si en lui volant sa cassette, on lui avait arraché ses entrailles, sa raison d'être, ne lui laissant que sa folie pure.

Quitte à supprimer le «happy end» de Molière (tout se finit par des mariages heureux), on aurait presque pu s'arrêter sur cette image émouvante.

Cela aurait pu resserrer le rythme parfois un peu ralenti par les mouvements des employés silencieux, déplaçant des palettes au rythme d'une musique lancinante. Placée très près des acteurs, j'ai pu être happée par le physique des corps plus que par ces longueurs, ressenties comme agaçantes par certains.

Toutefois la métaphore finale retrace bien le travail du metteur en scène. Harpagon s'enferme dans sa cassette comme si c'était un cercueil rempli d'or dans lequel il se plonge avec délectation, jouissant enfin, à en mourir...

«Molière nous montre la vie nue, dit Ludovic Lagarde. Le comique,au lieu d'éviter le pire, aggrave encore plus profondément ce portrait tragique.»

Les lycéens assis à côté moi l'ont bien saisi et n'ont pas vu le temps passer à regarder cette comédie (in) humaine.


 

Crédit photo : Pascal Gely

 
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Emmanuelle Dauné aime lire, regarder, écouter, rencontrer, picorer pour le Poulailler...et surtout "faire passer", partager une culture accessible, qui nous fait nous sentir plus vivants.

 

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