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Gros travailleur, le designer et architecte Gustav Deutsch est aussi cinéaste. Après neuf années de mises au point et de préparations de toutes sortes, notamment techniques, sort sur les écrans français un film relativement inclassable, d’une étonnante singularité, Shirley, visions of reality. Consacré à la peinture d’Edward Hopper, à qui le musée Cantini de Marseille et le Grand Palais avaient consacré il y a quelques années d’importantes expositions, cette œuvre déroutante, et à bien des égards fascinante, est une installation multimédia – que présentèrent en 2008 la Kunsthalle de Vienne et en 2009 le Palazzo Reale de Milan – ayant toutes les apparences d’un tableau manquant que le cinéma aurait le pouvoir de nous montrer.

À partir d’un ensemble de treize peintures reproduites quasiment à l’identique, et scénarisées – l’anamorphose du «quasiment» crée un temps le délice du jeu des ressemblances et des différences – Gustav Deutsch imagine ce qu’aurait pu être la vie de Shirley/Joséphine, l’épouse et unique modèle d’Edward Hopper, si elle n’avait pas abandonné, pour le confort de son anti-pygmalion, sa puissance créatrice, notamment en tant qu’actrice pour le mythique Group Theatre d’obédience stanislavskienne. Précision cependant: qui n’a pas cette clef pourra parfois perdre le fil, et son empathie envers la sacrifiée.

Film d’amour et d’échec ouvrant à de multiples strates interprétatives – historiques, mémorielles, picturales, plastiques, musicales, philosophiques – Shirley est une cosa mentale inspirée d’une peinture elle-même transfigurative et terriblement énigmatique.

Le dispositif filmique faisant défiler une succession de tableaux questionne l’un des motifs de la contemporanéité artistique, la sérialité, tout en faisant parler le silence si beau du maître américain – son comportement frôlait l’autisme. De Chirico en ses espaces de désolation métaphysique n’est pas loin.

La tension physique apportée par l’actrice, et d’abord danseuse, Stephanie Cumming, est tout à fait exceptionnelle, incarnant à la fois la présence et l’absence, dans un jeu proche de l’abstraction, disant à la fois l’incommunicabilité et l’ennui. Shirley est un fantasme, un foyer de lumière noire dans la caverne de Platon. Les fétichistes apprécieront particulièrement ici l’emploi hautement désirable des multiples chaussures d’une muse d’inquiétante étrangeté lisant la poétesse Emily Dickinson, véritable matrice poétique de l’œuvre: tempus fugit.

Il y a un lien organique entre les œuvres d’Edward Hopper et l’histoire de la peinture, du cinéma, ou de la photographie, tant et si bien que l’on ne sait plus qui engendre qui. Un film noir imaginé à partir d’un livre de Dashiell Hammett? d’une toile de Félix Vallotton (le jaune citron parcourt le film de bout en bout, jusqu’à finalement envahir l’écran)? d’une photographie d’Eugène Atget ou de Mathew B. Brandy? On sait en outre l’importance d’Hopper pour des cinéastes comme Hitchcock (Psychose), Ray (Les amants de la nuit), Wenders (L’Ami américain), Jarmusch, ou des fabricateurs d’images tels que Philip-Lorca diCorcia. Une exposition croisée Morandi-Hopper serait passionnante.

Le plaisir que peut prendre le spectateur à la vision de cet énième avatar d’une peinture disant toute la tristesse et le désespoir de l’american dream est de prolonger mentalement la construction d’une œuvre à ce point liée au mythe américain moderne qu’elle en est devenue l’une des substances de nos rêves.

Il y a chez Hopper l’influence d’un puritanisme victorien – Emerson sans l’humanisme – assez effrayant, une sorte d’enlaidissement de la figure féminine. Pourquoi cette obsession des fenêtres? pour échapper à ce qui nous étouffe, et donner toute sa chance au mystère d’une apparition, peut-être, même si le grand dehors n’est peut-être que le masque d’un ultime enfermement.

Anti-lyrique, l’ami de Pollock inspire un cinéaste dont les lumières sont une merveille de précision et de fidélité. Rarement le grand écran nous a paru si proche de l’organisation colorée du tableau, rappelant ce que le poète Yves Bonnefoy évoquait à propos de la peinture d’Hopper, en 1995, dans un beau texte intitulé Dessin, couleur et lumière: «Des Annonciations sans théologie ni promesse.»

Pourtant, malgré la somme de toutes ses immenses qualités, Shirley ennuie quelquefois, tant le bavardage psychologique accompagnant en monologue intérieur les ruminations de la protagoniste peut paraître fade, faisant regretter la prose vertigineuse d’une Virginia Woolf. On peine alors à s’intéresser à la vie intime d’un personnage, dont le cauchemar climatisé nous éloigne.

Nous sommes dans un train, revenons à l’incandescente Emily Dickinson:

Mais d’entendre se retirer la Grâce – / Que je ne pensais jamais voir - / Me frappe d’une Double perte - / Elle est perdue – Et perdue pour moi – 

Le film de Gustav Deutsch était diffusé aux Studios la semaine dernière, en avant première. 

About the Author

Agrégé de lettres modernes, chargé de cours à l'Université Bretagne Ouest, dont les recherches concernent notamment la littérature contemporaine. Journaliste free lance.

 

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