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Les artistes photographiés par Renaud Monfourny, connu notamment pour ses portraits publiés dans le magazine Les Inrockuptibles, sont intimidants et magnifiques, parce qu’ils vous font face sans détour et vous obligent à les regarder vraiment, sans tricher.

Une exposition récente à la Maison européenne de la photographie (Paris) a permis de prendre conscience de l’ampleur de son travail.

Conversation avec un photographe, qui, à sa façon immédiate d’envoyer le son, de jouer cash et d’empoigner le réel, est aussi une rock star.

Pourquoi avoir choisi de faire figurer la rimbaldienne Patti Smith en couverture de votre livre ? Avez-vous une relation particulière avec la compagne du photographe Robert Mapplethorpe ?

Je n’ai rien à voir avec la compagne du photographe, et je jalouse à peine une époque où il était possible d’être bohême. Je n’aime pas trop Mapplethorpe, beaucoup trop propre pour moi quand ses sujets ne sont pas sulfureux. Sa photographie devient alors vraiment gnangnan. Le photographe sulfureux du New York de cette époque que j’adore, même si je ne l’ai découvert que longtemps après, c’est Peter Hujar.

Quant à votre question sur Patti Smith, je dirais que j’ai une reconnaissance particulière pour elle, car depuis ma province, et grâce à son tube Because the night arrivé jusqu’à moi, elle m’a ouvert les portes de la musique que j’écoute toujours. Et puis, en toute modestie, ce portrait est quand même d’une force, non ? Elle vous pénètre du regard...

Maintenant que vous le dites, c’est drôle, à l’époque, je ne savais pas toute son attirance pour Rimbaud. Par contre, moi, du haut de mes 16 ans, j’étais Rimbaud...

Vos images pourraient-elles d’ailleurs exister dans votre livre si elles ne témoignaient pas d’une relation chaque fois particulière avec les artistes de renom que votre métier vous donne la chance de rencontrer ? Sont-elles pour la plupart des commandes pour l’hebdomadaire Inrockuptibles ?

Non, très souvent, c’est moi qui provoquais les rencontres. Je n’ai jamais réagi en termes de commande, et j’estime que, si « chance » il y a, c’est moi qui me la suis donnée. Mais évidemment, et c’est encore pire aujourd’hui, sans « support », pas de rencontres. C’est pourquoi j’ai une admiration sans borne pour Marc Trivier. En quelques années autour de 1980 et en écrivant des lettres, il a photographié son panthéon personnel d’écrivains, cinéastes et artistes, allant à Londres pour Bacon, Buenos Aires pour Borgès ou New York pour Robert Frank.

Hier je disais au revoir à un écrivain dans le hall des éditions Gallimard, et, par pur hasard, Patti Smith est sortie des toilettes. Elle m’a reconnu, on s’est serré la main... Je ne sais pas si elle va accepter un portrait, mon support est « léger » : la toile !

Pourquoi est-il important d’avoir mentionné, dans votre courte notice biographique placée à l’orée de votre ouvrage, « élevé à la campagne » ? Est-ce pour évoquer un monde de sensations premières fondatrices ? Parce que l’observation de la nature peut être considérée comme la base de tout véritable apprentissage artistique ?

D’abord, parce que c’est important pour moi. Je suis ultra urbain ou campagne. Je n’aime pas le milieu, et je veux les deux.

Je ne sais si l’observation de la nature est la base de tout apprentissage artistique, mais par contre, je sais que c’est une source d’émotions - la végétation, les chants d’oiseaux, le paysage, etc. - un endroit où je fais un travail physique, où je me sens bien. Donc, oui, cela a certainement à voir avec ce monde de sensations premières fondatrices que vous évoquez. J’aime absolument l’idée de « primitivisme ». Par exemple, pourquoi les deux ou trois premiers albums des Stooges d’Iggy sont-ils indispensables ? Parce que c’est primitif, voire primaire, une nouvelle façon de dire l’ennui sidéral lorsque l’on est adolescent dans la banlieue, entre autres choses. C’est primitif aussi dans l’utilisation des pédales d’effets de guitares. C’est une approche primitive de la musique. Aujourd’hui, il est très rare de rencontrer cette force et cette honnêteté...

Miquel Barcelo

La première image de Sui Generis est un portrait récent du plasticien Miquel Barcelo. Le regardez-vous comme un membre de votre propre famille ?

De ma famille de goût, absolument, c’est un de mes peintres préférés. D’ailleurs, il est aussi beaucoup dans le primitif ! Même s’il a un discours très construit, sa pratique est primitive, relevant de l’ordre du besoin impérieux de créer. Connaissez-vous beaucoup de jeunes artistes contemporains, certes aptes à produire des textes très élaborés - souvent parfaitement normés - qui seraient aussi capables de faire en treize jours une fresque de 200 mètres de long (et six de haut) sur une partie de la BNF ?

Tous les gens, et d’autres encore, qui sont dans ce livre font partie de ma famille : ils m’ont aidé à me construire, m’ont donné des sensations, des joies, des frissons, etc.

Qui regrettez-vous de ne pas avoir pu/su photographier et dont la place serait désirée par votre livre ?

Il y a quelques artistes que j’aurais pu potentiellement photographier : Johnny Cash, mais un autre que moi est parti aux USA, Lucian Freud, mais je n’ai jamais pu avoir de contact assez direct avec celui qui fuyait la presse. Pour les autres le timing était difficile entre mes débuts et leur mort... Samuel Beckett, à qui j’avais écrit, Andy Warhol, Francis Bacon....

Les artistes que vous photographiez tirent-ils pour vous leur exceptionnalité d’être de grands vivants dans une époque d’atrophie de la singularité et de normopathie ?

Ce sont des gens qui ont une chose profonde en eux, qui ne regardent pas ce qui se fait, ce qu’il faut faire, mais font ce qu’ils ont à faire, ce qu’ils ont besoin et envie de faire. Comme moi... Dans ma pratique, je revendique le droit à une rencontre, à des moments d’échanges (ou pas), à être contraint par la lumière, le temps, le lieu imposé ou presque, et faire avec cela. On m’a dit désinvolte, je suis amateur, c’est-à-dire celui qui aime. C’est un luxe suprême, que j’ai payé très cher...

Qu’est-ce qu’un véritable geste artistique ?

Ne pas être dans la redite par exemple. Aujourd’hui, dans l’art, les « refaiseurs » sont légions et habillent leurs gestes de beaux discours vains. Il y a trente ans, cela s’appelait un plagiat et était proscrit.

C’est savoir ce qu’on veut et comment y arriver. Avec le temps, cela définit un style.

Nombre de portraits sont pris de façon très proche des corps et des visages, comme si vous alliez au contact. On ressent un échange de regards très direct, une volonté de ne pas esquiver le face à face. Peut-on appréhender ainsi votre esthétique/éthique de photographe ?

Je considère le portrait photographique comme un acte très intime. Car si moi je connais les gens que je photographie, la plupart ne me connaissent pas : on n’est pas sur un pied d’égalité. De plus, je suis en position de regardeur, et je demande le regard, pour essayer de saisir au-delà, pour atteindre profondément la personne. J’ai une très grande morale dans cette approche : je ne me sers pas des gens pour faire une photo qui se remarque en n’étant pas respectueuse de la personne. Du coup, ce qui est drôle, c’est que dans mon quotidien, je fais quand même une bonne quarantaine de portraits chaque mois, je rencontre quantité de gens, de jeunes groupes par exemple, qui n’ont aucune idée de ce que je vais « aller chercher » dans leur visage.

Que représente le rock pour vous ?

Une chose très personnelle. D’ailleurs, je ne vais pas dans les grandes salles ou les festivals, et je déteste les phénomènes d’identification en groupes, ces émotions à la con qui font s’allumer les briquets. J’aime bien ce que les gens n’aiment pas : un groupe qui ne dit rien, pas de merci à chaque chanson et des encouragements à applaudir.

Je préfère la musique enregistrée, écoutée seul. Il y a quand même quelque chose de très profond à ressentir, et je sais tout de suite en écoutant des premiers disques, comme par exemple ceux d’Aldous Harding, Max Jury ou Heron Oblivion, qui sont de trois genres différents, que je suis avec des gens sur la même longueur d’ondes, que ces disques sont importants et vont rester.

Lee Hazlewood

Le choix du cadrage concernant Lee Hazlewood est étonnant. Pouvez-vous l’expliquer ?

Oui, c’est une espèce de contre exemple absolu. J’ai d’autres photos et d’autres ambiances, mais là, je voulais accentuer le décalage incroyable que j’explique dans la légende entre la classe absolue de sa pop et son côté ultra « ordinaire »...

Lisez-vous les écrivains que vous avez photographiés (Don DeLillo, Marguerite Duras, James Ellroy, Alain Robbe-Grillet, Patrick Modiano, Hubert Selby Jr., Paul Auster, Léo Mallet, Russell Banks, Louis Calaferte, J.G. Ballard, Bret Easton Ellis, Enrique Vila-Matas, Antonio Lobo Antunes, Claude Simon, Michel Houellebecq) ?

Je photographie les écrivains que j’ai lus. Il y a longtemps, je faisais également des interviews... Calaferte, Duras, DeLillo, Ginsberg, etc.

Votre question est à l’envers : j’ai voulu photographier les écrivains que je lisais !

Vous avez rencontré de nombreux peintres/plasticiens (Pierre Soulages, Jean Rustin, Louise Bourgeois, David Hockney, Ernest Pignon-Ernest), cinéastes (Claire Denis, Michelangelo Antonioni, Jacques Rivette, Claude Chabrol, Maurice Pialat, Bertrand Bonello, Abel Ferrara, Bela Tarr, Jonas Mekas, Jim Jarmush, Takeshi Kitano, Pedro Almodovar, David Lynch, David Cronenberg, Leos Carax, Woody Allen, Michael Cimino, Quentin Tarentino, Wong Kar-wai), photographes (Robert Frank, William Eggleston, Anders Petersen, Helmut Newton, Raymond Depardon, Alberto Garcia-Alix), dessinateurs (Hugo Pratt, Art Spiegelman, Robert Crumb, Jacques Tardi). Quels types d’images regardez-vous au quotidien ?

C’est un peu la même réponse : je photographie ceux qui créent ce que je regarde...

Dans votre choix de créer sur une page un quadrilatère Francis Ford Coppola - Nagisa Oshima - Gus van Sant - Apichatpong Weerasethakul, quelles parentés voyez-vous ?

Pour le coup, uniquement quatre hommes de générations et pays différents qui font dans des genres très différents du cinéma qui me plaît et qui sont photographiés sur fond blanc.

Dennis Hopper

Quantité de vos sujets sont américains. Le désir est-il outre-Atlantique ? Auriez-vous aimé être un écrivain beat ? Vous montrez Allen Ginsberg et William Burroughs, et êtes allé comme eux à la rencontre de Paul Bowles à Tanger.

Bonne question... J’aime à répéter que le monde est à nous, qu’on est, particulièrement en France, dans une position très chanceuse pour avoir accès à toute les cultures. Mais bon, ce que j’aime profondément vient des USA. Il y a eu là-bas un creuset incroyable (et aussi violent quand on pense au racisme et au capitalisme sauvage) qui fait que lorsqu’on est artiste aux Etats-Unis, on a à se battre dix fois plus, et qu’ainsi les personnalités fortes n’abandonnent pas. Il y a aussi bien sûr beaucoup de contre-exemples à ce que je suis en train de dire, des bluesmen qui font leur premier disque à 60 ans après avoir trimé dans les champs toute une vie, etc.

Plus prosaïquement, il se trouve que beaucoup de choses que j’aime viennent de ce pays. Mais dans le livre, qui est aussi une déclaration d’intention dans le choix des noms, il y a beaucoup de « pays » présents a travers leurs créateurs. Evidemment, j’ai oublié des cinéastes portugais, quelques Belges et même des Français.

Vous avez rencontré les metteurs en scène Robert Wilson, Patrice Chéreau, Peter Brook, Krysztof Warlikowski. Quelle est votre approche personnelle de la mise en scène pour ne pas heurter la liberté de vos modèles ?

Justement en leur disant que je ne suis pas metteur en scène, en sous-entendant qu’ils sont partie prenante de l’image qu’ils veulent donner d’eux, puisque, comme le disait je ne sais plus quel photographe (Avedon peut-être), un portrait est une photo faite par quelqu’un qui fait une photo de quelqu’un qui sait qu’il est en train d’être pris en photo. Donc les choses se font (presque...) dans la parité, mais au final, j’ai choisi le cadre (décor...), la distance, ce qui fait une bonne part de la photo. C’est quand même très déséquilibré comme « collaboration ».

Le cinéaste Marco Ferreri, braguette ouverte, est-il un faune ?

Je ne sais pas, mais j’avais remarqué ce détail et j’en ai bien entendu joué. Cela faisait quand même sens pour lui. Je n’aurais pas fait cela avec Jean Echenoz ou Sean Scully !

Propos recueillis par Fabien Ribery

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Patti Smith

La rencontre inopinée de Renaud Monfourny et de Patti Smith dans les bureaux de Gallimard est l’un des signes que nous adresse parfois la déesse Fortune lorsque notre vie s’accorde à notre destin. Une poétesse passe, et c’est le Temps lui-même qui tourne sur ses gonds.

Il se pourrait bien qu’après des décennies de travail inspiré la belle Américaine apparaisse toujours davantage pour ce qu’elle n’a jamais cessé d’être, c’est-à-dire une pythie.

Après Just Kids, livre célébré des deux côtés de l’Atlantique pour ses qualités d’écriture, de composition et de justesse de regard, M Train est de nouveau un enchantement, tant nous manquons en notre époque d’asphyxie calculante d’innocence fondamentale – pas de sexe ici, ni de début de corruption, mais une simplicité de faits, un accord de l’être avec ses moindres décisions, la merveilleuse banalité des jours et des nuits magnifiquement pulsés et narrés.

La visée est flaubertienne, autant dire taoïste, la conteuse répétant à plusieurs reprises : « Il n’est pas si facile d’écrire sur rien. »

Comme dans un livre de Philippe Sollers, le rêve est un indicateur de direction, et la gnose une réalité palpable : se réveiller de son vivant, voilà bien le but de la littérature.

Fidèle à la morale beat de son ami William Burroughs - faire du quotidien et de l’apparemment anodin le lieu de toutes les révélations possibles – Patti Smith est une femme intègre et malicieuse, pour qui la répétition des gestes (se rendre au même café chaque matin, noter ses rêves, établir des listes, nourrir les chats, faire sa valise toujours de la même façon, s’asseoir sur le perron de sa maison et contempler les passants) est une manière de rites, une façon d’honorer l’existant et ses fantômes (Fred « Sonic » Smith, son mari guitariste, en premier lieu), capable de vivre sans discontinuité la linéarité des jours et les brusques embardées (façon cut-up), partant sur un coup de tête à Tokyo pour mieux y lire Dazai in situ, ou achetant une bicoque improbable sur la côte, à Rockaway Street, non loin de New York, parce que c’est exactement ce qu’il faut faire à ce moment-là.

S’endormant régulièrement d’épuisement dans son long manteau noir (souvenir de Bob Dylan et de Blaise Pascal), il faut imaginer Patti Smith parée d’une multitude de tissus de mots et de phrases issus des meilleurs livres de la littérature mondiale (Roberto Bolano, W. G. Sebald, Boulgakov, Ibsen, Albert Camus, Haruki Murakami, Robert Musil, Hermann Hesse, les sœurs Brontë, Henry Miller, Paul Bowles, Mohammed Mrabet ) protégée par des voix qui sont celles de compagnons intimes, très souvent de somptueux hors-la-loi (Jean Genet, Albertine Sarrazin, Akutagawa).

Vivre pour l’instant, donner/recevoir, remplir des dizaines de carnets de notes, accepter parfois des invitations lointaines (Berlin pour rejoindre les camarades du club de la dérive des continents, métaphore de son propre livre ; Mexico chez Frida Kahlo), prier un peu, tout le temps, honorer les morts (Bertolt Brecht, Pasolini, Ozu, Sylvia Plath), regarder compulsivement des séries, forment la trame d’une existence vécue en toute indépendance, selon la seule loi des variations et exigences météorologiques intimes, sur le pont flottant du ciel : « Dans mon mode de pensée, tout est possible. La vie est à la base des choses et la foi au sommet, tandis que l’impulsion créatrice, habitant au centre, donne forme à tout. »

Le dialogue entre les vivants et les morts est tout sauf sinistre, Patti Smith ayant l’élégance d’une voyante sachant alléger parfois la solennité des situations par la pointe d’un humour discret.

Très bien édité - « Ce livre a été composé en Granjon, une police de caractères nommée en hommage à Robert Granjon, graveur de caractères et imprimeur actif à Anvers, Lyon, Rome et Paris de 1523 à 1590 » - accompagné des photographies prises par Patti Smith elle-même comme autant d’ex-voto ou de petites illuminations, M Train est une porte, une arche, ouvrant sur un monde aussi familier qu’étranger, comme si tout apparaissait à chaque instant pour la première/dernière fois.

Vivre à New York, prendre the A or Mystery Train, rêver, dériver, écrire.

Stream of consciousness, clinophilie et polaroïds.

Penser aussi au café Nerval.

« Moi, j’étais contente de simplement m’asseoir sur un cageot, devant le bar, et de contempler une rue déserte que je n’avais jamais vue, et que je risquais bien de ne jamais revoir. »

Quoi de mieux ?

Renaud Monfourny, Sui Generis, Inculte, 2016

Patti Smith, M Train, traduit de l’anglais par Nicolas Richard, Gallimard, 2016, 264p

Lire d'autres articles de Fabien Ribery sur son blog : http://fabienribery.wordpress.com

 

 

About the Author

Agrégé de lettres modernes, chargé de cours à l’Université Bretagne Ouest, dont les recherches concernent notamment la littérature contemporaine. Journaliste free lance.

 

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