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Jean Dubuffet est un épistolier prolixe. Préférant l’écriture au «téléphonage» (dixit) harcelant, l’inventeur de l’Art Brut a multiplié sa vie durant les correspondances avec quelques-uns des personnages les plus importants ou étonnants de son temps: Raymond Queneau, Claude Simon, Witold Gombrowicz, Gaston Chaissac, Jean Paulhan, Alexandre Vialatte.

Les éditions suisses Zoé publient aujourd’hui un très bel échange épistolaire avec la poétesse Edith Boissonnas, auteur de quelques textes fulgurants concernant son illustre contemporain, poèmes ou articles judicieusement reproduits en fin de volume, vadémécum précieux pour qui souhaite mieux comprendre la démarche artistique et les «coups de griffe» du créateur de l’Hourloupe.

On trouve en effet dans ce recueil de lettres (mais aussi pneumatiques ou cartes postales) le reflet des premiers questionnements à propos d’un art auquel Jean Dubuffet a choisi de consacrer sa vie, et vers lequel il ne cesse de tourner ses propres recherches plastiques: «Je suis en correspondance avec toute une armée de médecins psychiâtres [sic] pour réunir des peintures et dessins et autres ouvrages d’art faits par des aliénés. (Je tiens la folie en très haute estime.)»

Admirateurs réciproques, Jean Dubuffet et Edith Boissonnas, dont la santé fragile est un constant souci de préoccupation, nouent la solidité de leur relation autour d’un poème inaugural, Usure, aussitôt célébré: «Aucun présent, aucun bien du monde n’aurait à mes yeux plus de prix que ce poème-là.» Les hypocoristiques pleuvent: «gracieuse et surprenante amie», «gentille amie», «chère petite Edith», «charmante Edith»… L’un est l’autre, l’autre est l’un, les métamorphoses sont incessantes: «Ma pensée profonde est en effet qu’il n’y a aucune distinction à faire entre idée et forme, je ressens complète continuité entre l’une et l’autre et les identifie entièrement. Pas seulement dans la peinture mais en tous domaines. Tout est forme dans la nature. Il n’y a pas d’êtres. C’est par un jeu d’illusions que nous croyons qu’il y a des êtres. Les êtres sont des formes (en perpétuel changement). Les idées sont des formes (mouvantes aussi).»

Auteur de six recueils de poèmes (Paysage cruel, L’Embellie, Étude…), souvent accompagnés d’estampes (Jean Hugo, Georges Braque, Alberto Giacometti, Olivier Debré, Eduardo Chillida, Pierre André Benoit) et d’un grand nombre d’articles (sur Bernard Dufour, Gustave Moreau, Victor Brauner, Germaine Richier…) pour la revue de Gallimard, La NRF, la pensée poétique d’Edith Boissonnas est, pendant les trente-cinq ans d’une amitié à la tonalité toujours délicate, constamment saluée, jusqu’à cette ultime lettre du 14 décembre 1980: «Me voici ces jours emporté par l’étude de votre univers vibratile, foisonnant, dans sa scintillante turbulence. Si riche univers que vous explorez en mille parcours en effleurant à peine les objets, dans un mouvement d’ailes de papillon furtives.»

Le Paris de l’après-guerre, période pendant laquelle cette correspondance est la plus fournie, fourmille de personnalités de premier rang, dont les lettres se font naturellement l’écho: Paul Léautaud (ivre), Florence Gould (organisatrice de salons pour happy few), Henri Michaux (vous prendrez bien un peu de mescaline, chère Edith?), Jean Fautrier, Charles Ratton (spécialiste des arts dits primitifs à qui le musée du Quai Branly consacra il y a quelques mois une exposition), Antonin Artaud (le «génie de faire tourner à mal les choses qui sembleraient le moins susceptibles d’occasionner des ennuis ou déboires. (…) Le plus riant et inoffensif projet dégénère en désastre.»), Georges Lambrichs (directeur de la magnifique collection «Le Chemin» chez Gallimard), Charles Tapié (critique d’art), Jean Painlevé (cinéaste expérimentateur), André Pieyre de Mandiargues (écrivain sensible à l’art magique), Claude Esteban (poète «si plein de belle assurance»), Francis Ponge, Henri Thomas, André Dhôtel, Henri Lefebvre (philosophe marxiste)…

La figure de Jean Paulhan – ami/ennemi de Dubuffet, très présent tout au long du recueil – apparaît ici une nouvelle fois centrale pour les lettres francophones, dans cette capacité à défendre les meilleures plumes (Louis-Ferdinand Céline, «un homme méchant, mauvais, et d’ailleurs faux. Mais Normance est splendide!») contre la bien-pensance, et favoriser des rencontres artistiques majeures. Pourtant, après une nouvelle brouille, une sentence tombe avec la force d’un couperet: «Ses soleils ne sont pas les miens, empêchent les miens de luire.»
Malgré la profusion des rencontres illustres, il ne faudrait surtout pas considérer Jean Dubuffet, artiste forain et forant, comme un mondain professionnel, mais plutôt tel un drôle de sauvage dans un magasin de porcelaine: «Je ne vaux rien pour les baisemains, présentations et grâces diverses et en particulier faire attention que les dames et personnes dignitaires ou âgées restent debout pendant que je me carre dans un fauteuil, ce sont choses qui m’échappent à tout instant…»

Plus loin, face au leurre de la supposée réalité: «Je crois bien qu’il y a de la solitude dans mon cas; j’ai le souvenir d’une longue et croissante solitude. (…) Je me suis de plus en plus tourné vers un art étranger à la nature; je veux dire à la réalité; je veux dire ce qu’on tient pour réalité, à ce qui nous est proposé comme réalité. Un art concurrentiel, donc, et faisant de moins en moins référence à la réalité, et ouvrant sur un monde où il n’y a plus distinction entre le matériel et l’immatériel, entre le réel et l’imaginaire.» (24 décembre 1973)

Deux voyages dans le sable algérien, à El Golea («À la place du temps il y a une espère de tôle rigide, fixe, inamovible»), sont l’occasion de lettres plus longues qu’à l’ordinaire, plus descriptives, inscrites dans la matérialité la plus nue: «C’est cela qui est bien, ils font toutes choses avec peu, je veux dire peu de fonds, peu de substance, et de la plus commune, mais énormément de cérémonies et de mines et de façons qui n’en finissent plus et occupent toute la journée. Définition d’un arte povera saharien auquel le peintre lui-même pourra rattacher sa praxis artistique.

Les États-Unis? «L’Amérique est sinistre, terrifiante, s’y élèvent les hautes flammes de la démence.» La liberté est moins en effet une statue verte qu’une sculpture imprenable, ou un géant de carnaval. Ouverture de la lettre du 11 novembre 1945: «Il paraît que c’est aujourd’hui deuil national. Moi je m’en fous. Pour moi c’est toujours deuil et toujours fête. Je reçois justement une lettre de Charles-Albert Cingria [autre immense écrivain suisse] qu’il commence par ces mots: «C’est fou la vie!» On ne saurait mieux dire.»
La Suisse, pays conservateur? C’est à Lausanne que Jean Dubuffet choisit d’installer sa collection.
«Comment faire comprendre dans un monde étouffant, aux catégories bien établies, que, sans cette insolence, tous les nerfs tendus vers un absolu, (tout ou rien), jamais ne craquera l’écorce, afin que sorte par une fente, fissure, le corps neuf.»
Dubuffet ou Boissonnas?
«Il me semble qu’il serait très important de se rendre compte à quel point le travail de création demande de l’espace dans l’esprit, et même dans la sensibilité. D’où toutes sortes de légendes sur la distraction de l’écrivain ou du savant, de l’excentricité du poète, qui ont leur côté mythique de réalité.»
Boissonnas ou Dubuffet?

Les astres s’éloignent, l’espace est en expansion.

Jean Dubuffet pourtant, un silex à la main, la bouche tordue de ricanements idiots, se rapproche, telle une coulée de lave.

Au fait, qu’est-ce que l’Art Brut? «des formes d’art spontanées, originelles, où le mimétisme entre peu, émanant non d’artistes professionnels, mais de gens du commun, d’autodidactes, de solitaires ou de maniaques. Une grande place y sera faite à l’art des fous ou malades mentaux.»

Profitons de l’occasion de la parution récente aux éditions Claire Paulhan de Mescaline 55, textes d’Henri Michaux, Jean Paulhan et Edith Boissonnas autour de la mescaline, pour prolonger l’aventure turbulente des explorateurs de la psyché.

Edith Boissonnas, Jean Dubuffet, La vie est libre, correspondance et critiques 1945-1980, éditions Zoé, 2014

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Agrégé de lettres modernes, chargé de cours à l’Université Bretagne Ouest, dont les recherches concernent notamment la littérature contemporaine. Journaliste free lance.

 

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