Regards sur le monde sauvage

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Jusqu’au 25 novembre 2017, si vous souhaitez vous extraire de la grisaille ambiante, courez à la Galerie de Louise (Les Ateliers de Louis au 12 rue Louis Pasteur) pour y découvrir la nouvelle exposition intitulée « Figures du monde sauvage » de Chrystèle Régnier et de Delphine Tréhard alias Madame Bout-De-Bois. Entre imagination et réalité.

Au commencement était le goût de Chrystèle Régnier pour les masques, et c’est ainsi qu’elle a découvert un jour les masques Kachina des indiens Hopi (Arizona) qui l’ont immédiatement fascinée. Les Kachina sont à l’origine les esprits du monde visible et invisible qui servent d’intermédiaire entre les humains et les dieux : du feu, de la pluie, de la fertilité, esprits protecteurs ou malfaisants. Claude Lévi-Strauss explique que « les katchina sont les âmes des premiers enfants indigènes, dramatiquement noyés dans une rivière à l’époque des migrations ancestrales. […] Quand les ancêtres des indiens actuels se furent enfin fixés dans leur village, le mythe rapporte que les Katchina venaient chaque année leur rendre visite et qu’en partant, elles emportaient les enfants. Les indigènes, désespérés de perdre leur progéniture, obtinrent des Katchina qu’elles restassent dans l’au-delà, en échange de la promesse de les représenter chaque année au moyen de masques et de danses ».

 Les kachinas sont dès lors célébrés, chaque année, entre le solstice d’hiver et le solstice d’été. Les esprits prennent, pour l’occasion, une forme physique et ce sont les hommes Hopi masqués et costumés qui les incarnent. On danse lors de ces fêtes rituelles pour faire venir la pluie indispensable à l’agriculture Hopi dans le désert aride du nord-est de l’Arizona, pour encourager la croissance des cultures ou pour augmenter la capture du gibier. Afin de familiariser les enfants avec le monde des esprits, les Hopi leur offrent dès leur plus jeune âge des poupées de bois peintes avec des couleurs vives représentant ces danseurs. Il existe, sans pouvoir avancer une chiffre précis, plus de deux cent cinquante kachina différents.

L’exposition

C’est une invitation au voyage que nous offre Chrystèle Régnier lorsque nous pénétrons dans la Galerie de Louise. Son travail se décline en deux temps. Le premier permet au spectateur de se familiariser avec ces figures du monde sauvage telles que l’on peut les trouver chez les Hopis : ce sont des illustrations d’après documentation, crayons de couleur sur papier blanc. Hiératiques, ces figures nous fixent de leur regard : Kokopelli, Wupamo, ou encore Talavai. La sonorité de leurs noms nous transportent très loin, sur ces terres amérindiennes où on les imagine prendre vie, dansant, jouant de la flûte ou chantant. Couleurs vives, plumes, coiffures élaborées, becs d’oiseaux, les kachina hantent le lieu.

Le second temps de l’exposition est consacré à une réappropriation des kachina. Se présentent alors de petits masques en bois que Chrystèle Régnier a imaginés. Six masques à la vitalité bien présente. D’ailleurs, l’artiste le dit elle-même : dans un patient travail d’assemblage et découpe, il lui suffit de poser une perle, un bouton ou de la laine pour faire advenir la vie. Un détail… et elle sent que le masque est là. Mais son travail ne pouvait s’arrêter en si bon chemin. Elle devait aller plus loin et la magie opère. Les masques se mettent à danser lorsqu’en actionnant une petite cordelette, un mouvement de va-et-vient permet à ce que l’on n’avait pas vu au premier coup d’œil et que l’on peut identifier comme une petite pair de jambes de se mettre en branle.

Même si nous ne nous sommes pas encore au solstice d’hiver, Chrystèle Régnier a su nous initiés, avec un peu d’avance, à cette tradition ancestrale.

Figures Miroir

Tel est le titre que Chrystèle Régnier à donner à la partie de l’exposition qui lui est consacrée. Chacun peut, en effet, se projeter dans une Kachina et u décerner quelque chose qui lui est propre sans savoir quoi. Étrangement, dit-elle, chacun est attiré plutôt par l’un que par l’autre sans pouvoir expliquer les raisons de cette attraction. L’enjeu n’est pas esthétique : on ne regarde par ces masques parce qu’ils sont beaux – bien qu’ils dégagent une étrange beauté. On les regarde pour savoir lequel nous interpellera. Une cliente qui avait acheté l’un des tout premiers masques avait même déclaré : « celui-là, il est pour moi : c’est moi ! ».

Sauvage

Sauvage est le terme qui lie Chrystèle Régnier et Madame Bout-De-Bois. Le monde sauvage fait signe vers une innocence première, un fonds commun qui précéderait les mythologies culturelles mais qui les nourrirait. Une sorte d’enfance du monde habitée par un animisme secret qu’il s’agirait de redécouvrir.

Ce n’est pas l’exotisme que recherche Chrystèle Régnier en reproduisant des masques de la culture Hopi. Ou plutôt si, c’est bien de l’exotisme, mais au sens littéral et non touristique de ce qui nous arrache à une quotidienneté trop familière, ce qui nous libère de nos catégories habituelles, pour nous proposer des figures tantôt drôles tantôt inquiétantes.

C’est cette même inquiétante étrangeté que Delphine Tréhard fait surgir de ces morceaux de bois ramassés en forêt. Ce bois que l’on croyait mort recèle des formes que la sculptrice fait apparaître ou quelquefois se contente de révéler en intervenant de façon minimaliste.

Ce monde sauvage est un monde d’esprits : esprits des hauts plateaux de l’Arizona ou des forêts finistériennes, esprits qui hantaient notre enfance et que l’on croyait avoir oubliés.

Inquiétante étrangeté

Si Chrystèle Régnier fait explicitement référence à Jung, c’est à Freud que nous pensons en découvrant le travail de Delphine Tréhard et à son concept d’inquiétante étrangeté. Le mot (Unheimlichkeit) désigne ce moment où le plus familier se tourne pour devenir étrange, distant, étranger et peut-être inquiétant. Ces bout de bois ne sont rien – rien à quoi nous prêtions attention. D’ailleurs, certain sont là, dans un coin de la pièce, comme remisés. Des morceaux de bois mort qui n’ont rien de particulier. D’autres auraient pu faire l’affaire. C’est le matériau brut qui est là comme témoin de ce qu’est le geste artistique. Et puis il y a les « sculptures » sur les présentoirs. Ce sont d’autres bout de bois. Ceux-ci ont été choisi pour leurs formes évocatrices : un oiseau, un enfant effaré, une sphinge, un homme qui marche… On devine le geste de la sculptrice comme minimaliste : il ne s’agit pas de forcer le matériau en lui imposant une forme, mais de dégager une forme déjà présente. La sphinge était déjà là dans le bout de bois, les ailes en arrière, le buste penché. Il suffisait de gratter, d’ôter un peu l’écorce, de dégager la tête, de tailler légèrement le pied, et elle apparaissait, énigmatique et inquiétante. L’homme qui marche – et d’ailleurs marche-t-il ou est-il simplement penché en avant comme en déséquilibre ? – a bien été sculpté dans le bois, mais ce qui absorbe l’attention, c’est l’œil du marcheur, et c’est œil était déjà là, dans le bois, avant tout travail de taille. C’est l’œil qui a commandé la forme du personnage, et c’est l’œil que l’on voit – parce qu’on ne sait pas ce qu’il regarde, parce qu’il est glauque et qu’il nous trouble. L’enfant effaré – comme dans le poème de Rimbaud « noir dans la neige et dans la brume » – semble à peine travaillé. A-t-il fallu creuser ces deux yeux ronds, cette bouche bée et ces mains jointes ? Le lichen est encore accroché à l’écorce, sur le corps et sur la tête. Petit santon des forêts à la fois inquiet et inquiétant, peut-être suffisait-il de le ramasser pour le poser là sur son socle.

 

 

 

 

Les Ateliers de Louis

Cette exposition vous donnera l’occasion de (re)découvrir Les Ateliers de Louis qui regroupent, au-dessus des sous-sols de la PAM, vingt-trois résidents : plasticiens, bijoutiers, couturiers, scénographes (ingénierie culturelle) , développeurs de sites internet… La galerie de Louise qui a été inaugurée en juin dernier a permis de donner un souffle nouveau aux Ateliers. Chaque mois un artiste, qu’il soit résident invité, propose ses créations. Tous les 9 du mois, une surprise vous y attend !

 

– Exposition jusqu’au 25 novembre 2017 aux Ateliers de Louis (12 rue Louis Pasteur à Brest)

– Retrouvez toute l’actualité des Ateliers de Louis :

www.facebook.com/LesAteliersDeLouis et www.lesateliersdelouis.com

– Pour aller plus loin, nous vous conseillons la lecture des ouvrages suivants : Née contente à Oraibi de Bérengère Cournut (Ed. Le Tripode) et Soleil Hopi de Don C. Talayesva (Pocket Terre Humaine).


Crédits photographiques : Chrystèle Régnier et Delphine Tréhard

About the Author

Enseignant de philosophie, Patrice Poingt organise depuis 6 ans les Rencontres Philosophiques de Brest. Partant du principe que tout peut être objet de dérives philosophiques, il imagine, en optimiste impénitent, que tout le monde est intéressé par les spéculations des héritiers de Socrate.

 

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