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Personnages : le juge, Socrate, Mélètos, Anytos.

Lieu : salle d'un tribunal à Athènes.

 

Le juge : La séance est ouverte. Faites entrer l'accusé. Nous jugeons aujourd'hui l'affaire Socrate contre Mélètos et Anytos. Accusé, approchez-vous pour entendre l'acte d'accusation. Le citoyen Anytos, profession tanneur, le citoyen Mélètos, profession poète, accusent le dénommé Socrate de corrompre la jeunesse, de ne pas honorer les dieux de la Cité et d'introduire de nouveaux dieux. Je tiens à rappeler que ces crimes sont graves. Le plus grave de tous est l'accusation d'impiété et si cette accusation se révèle exacte, Socrate encourt la peine de mort. La procédure habituelle permet à l'accusé de prendre un avocat, ce que Socrate a refusé en préférant se défendre lui-même. Nous écouterons donc la défense produite par l'accusé.

Socrate : Monsieur le juge, honorables citoyens d'Athènes, cher Anytos, cher Mélètos, je mesure l'importance des crimes énoncés par l'accusation. Si ce Socrate dont vous parlez les a commis, il faut évidemment le condamner. Seulement, si ce Socrate, c'est moi : j'ai peine à me reconnaître dans ces mensonges. Je tiens à rétablir la vérité.

Mais je voudrais d'abord m'excuser : c'est la première fois de ma longue vie que je suis devant un tribunal. Je ne connais pas les mots que l'on y emploie et qui savent plaire aux juges. Je me contenterai d'employer mes mots, ceux que tout le monde entend et qui me servent tous les jours sur l'Agora.

Je suis accusé par Anytos et Mélètos, mais en vérité, chers Athéniens, il y a d'autres accusateurs qui me poursuivent de longue date, qui me calomnient et qui font circuler sur moi des rumeurs. Je vais donc d'abord me défendre contre ces rumeurs et ensuite, comme la loi m'y autorise, interroger Mélètos et Anytos pour répondre à leurs accusations.

Le juge : Citoyen Socrate, n'oubliez pas que vous n'êtes pas sur l'Agora mais dans un tribunal. Nous vous autorisons à vous défendre vous-même. Soyez bref, cependant. Nous vous écoutons.

Socrate : Comment se défendre contre la rumeur ? La rumeur, c'est tout le monde et c'est personne. Et pourtant, on dit des choses sur moi. On prétend par exemple que je cherche à savoir ce qui se passe sous la terre et dans le ciel, que je peux transformer une mauvaise cause en une bonne et que j'enseigne à qui le désire comment y parvenir. Ce qui ennuie tout le monde, à la vérité, c'est que je possède une forme de sagesse, une sagesse humaine certes, mais une sagesse qui dérange beaucoup.

Tout a commencé le jour où un camarade d'enfance est allé à Delphes et osa poser à l'oracle la question que voici : « y a-t-il au monde quelqu'un de plus sage que Socrate ? ». C'est alors que la Pythie a répondu que non, il n'y en avait aucun.

Je vous avoue que j'ai été si surpris moi-même que j'ai décidé de vérifier la parole de l'oracle en interrogeant ceux que l'on considère comme les plus sages pour comparer leur sagesse à celle que l'on m'attribuait.

Illustration : Alan Gouletquer

Le juge : Allons aux faits, Socrate !

Socrate : J'y arrive, monsieur le juge. Les hommes les plus réputés pour leur sagesse sont les hommes d'Etat. En les rencontrant, j'ai réalisé que leur sagesse était factice et j'ai cru bon de le leur montrer. C'est alors que j'ai réalisé que ma supériorité ne venait pas du fait que ma sagesse était plus grande mais que je savais seulement que je n'en possédais aucune alors que eux étaient persuadés d'en avoir. Malheureusement, je le leur ai dit et mes ennuis ont commencé. Je suis alors allé trouver des poètes.

Le juge : J'espère que vous n'êtes pas allé trouver tous les citoyens d'Athènes.

Socrate : J'aurais pu, monsieur le juge, puisque la plupart se prétendent sages !

Le juge : Je vous rappelle, Socrate, que toute ironie peut se retourner contre vous.

Socrate : Je sais, monsieur le juge. Mais que voulez-vous ! Cela fait soixante-dix ans que quelque chose en moi me pousse à me moquer gentiment, je dis bien « gentiment ». J'ai donc rencontré des poètes, qui eux aussi se montraient fiers de leur sagesse et à eux aussi, j'ai montré qu'elle était vaine et je m'en suis fait des ennemis. Puis, je suis allé trouver des artisans.

Le juge : Je crois, Socrate, que nous avons compris l'argument.

Socrate : Ces artisans maîtrisent parfaitement leurs techniques. Ce sont des gens habiles, des virtuoses dans leur métier, mais ils s'autorisent du fait de leurs compétences techniques à prétendre qu'ils possèdent la sagesse. Eux aussi sont devenus mes ennemis.

A tous ces gens, j'ai montré que la vertu n'était pas ce qu'ils pensaient, que leurs idées sur la justice ne tenaient pas. Alors ils m'en ont voulu, mais il leur a été difficile de formuler des accusations claires. C'est pourquoi ils se sont servis du motif habituel quand on veut se débarrasser de quelqu'un. Ils ont dit que je cherchais à savoir ce qui se passait sous la terre et dans le ciel.

Mais la vérité, monsieur le juge, c'est que je suis au service du dieu qui veut que je philosophe. Philosopher, c'est s'examiner soi et les autres. C'est être ami de la vertu, de la justice, de la sagesse, mais ce n'est pas être sage.

Le juge : Je crois, Socrate, qu'il est temps de répondre aux accusations de Mélètos et Anytos. C'est la raison de votre comparution aujourd'hui. Vous n'êtes pas là pour vous défendre contre des calomnies anciennes dont on ne connaît même pas les accusateurs, sauf si vous pensez que c'est Aristophane, l'auteur de comédies, qui en est l'origine.

Socrate : Lui, au moins, était drôle.

Le juge : Mélètos et Anytos, veuillez vous présenter à la barre. La loi permet à Socrate de vous interroger.

Socrate : Cher Anytos, cher Mélètos, examinons ce dont vous m'accusez. Mais au fait, qui m'accuse de quoi ?

Mélètos : C'est moi qui t'accuse d'impiété, Socrate, même si tu t'en défends déjà en invoquant la Pythie. C'est trop facile et on te voit venir.

Anytos : C'est moi qui t'accuse de corrompre la jeunesse et je représente ici tous les honorables pères de famille qui ont peur de laisser leurs fils, notre belle jeunesse athénienne, se promener sur l'Agora. Tout le monde sait le danger que tu représentes.

Socrate : Je ne sais par lequel commencer. Je ne sais même pas de quel Socrate ils parlent.

Mélètos, mon ami, j'espère que je ne t'ai pas vexé tout à l'heure en parlant des poètes qui prétendaient être sages.

Mélètos : Je ne sais même pas de quoi tu parles, Socrate.

Socrate : Venons-en aux faits. Tu m'accuses de ne pas croire aux dieux de la Cité ou de ne pas croire aux dieux du tout.

Mélètos : Je sais très bien que tu ne crois pas aux dieux du tout. Tu te moques sans cesse et surtout tu t'interroges pour savoir si les lois de la Cité sont bonnes. Or, les lois nous ont été données par les dieux et les dieux sont bons.

Socrate : Mais je ne comprends pas, Mélètos. Tu prétends que je ne crois pas aux dieux mais tu m'accuses aussi d'en introduire de nouveaux. Alors réponds-moi, cher Mélètos, je crois aux dieux ou je ne crois pas aux dieux.

Mélètos : Je ne sais pas si ce sont des dieux ou des démons. Mais tu parles souvent de quelque chose en toi qui te pousse à philosopher. Certains parlent même du « démon de Socrate ».

Socrate : Tu as raison, mon brave Mélètos. Je suis bien au service du dieu qui me pousse à philosopher mais comment alors m'accuser d'impiété ?

Mélètos : Tu cherches à m'embrouiller, Socrate, comme tu le fais toujours, comme tu le fais avec la jeunesse.

Socrate : Très bien. Venons-en donc à Anytos ! Cher Anytos, tu me dis que tes amis, tous honorables et bons pères de famille, ont peur que je rencontre leur fils. Mais de quoi ont-ils peur exactement ?

Anytos : Tu sais bien, Socrate, tu ne crois en rien, tu remets tout en question, tu introduis le doute dans les esprits les plus solides. Les jeunes gens les mieux éduqués deviennent fragiles en t'écoutant.

Socrate : C'est moi qui suis capable de tels prodiges ? Mais comment est-ce possible ?

Anytos : Au lieu de leur enseigner la justice, tu mets en doute ce qui est juste, au lieu de les éduquer avec des exemples d'actes courageux, tu mets en doute leur idée du courage. Tout ce qu'ils croyaient savoir s'effondre et en te fréquentant ils ne savent plus rien. Tu es dangereux, Socrate.

Socrate : Monsieur le juge, est-ce que je peux interroger Anytos ?

Le Juge : J'ai déjà dit que la loi te le permettait et je crois qu'il est enfin temps !

Socrate : Estimé Anytos, peux-tu me dire ce qu'est une bonne éducation ?

Anytos : Ne cherche pas à m'embrouiller comme tu as embrouillé Mélètos.

Socrate : Réponds à ma question puisque la loi me permet de t'interroger. Qu'est-ce qu'une bonne éducation ?

Anytos : C'est une éducation qui est donnée par les meilleurs enseignants.

Socrate : Très bien. Et ces meilleurs enseignants, doivent-ils enseigner la vérité ou l'erreur ?

Anytos : Tu te moques, Socrate. La vérité, évidemment !

Socrate : La vérité, c'est bien le contraire de l'erreur.

Anytos : Evidemment. 

Socrate : Pour connaître la vérité, il faut donc se défaire des erreurs.

Anytos : Oui, et alors ?

Socrate : Pour se défaire des erreurs, il faut bien s'interroger. Dis-moi maintenant, mon bon Anytos, que vaut-il mieux ? Ne rien savoir ? Ou affirmer des choses fausses ?

Anytos : Ne rien savoir, bien sûr !

Socrate : Je te remercie, Anytos. J'ai fini mon interrogatoire. Mais méfie-toi, si j'avais continué, des gens malintentionnés auraient pu t'accuser de corrompre la jeunesse.

Le juge : Puisque les interrogatoires sont finis, Socrate, le jury va se retirer pour délibérer.

Le juge se retire, Socrate, Anytos et Mélètos s'assoient. Puis retour du juge.

Le juge : Citoyen Socrate, levez-vous. Les cinq cents juges ont répondu à la question de savoir si le citoyen athénien Socrate était coupable des chefs d'accusation suivants : corruption de la jeunesse, refus d'honorer les dieux de la Cité, introduction de nouveaux dieux. Par une majorité de  trente voix, l'accusé a été déclaré coupable. La sanction qui a été décidée est celle que la loi impose en cas d'impiété : la mort ! Mais nous rappelons que la loi autorise l'accusé à proposer lui-même une sanction pour son crime et le jury délibérera à nouveau pour décider quelle peine il retient finalement.

Socrate : Je suis étonné de voir que j'étais condamné à une si faible majorité. Vous me demandez ce que je mérite comme peine : je vais vous le dire. Si vous me condamnez à mort, vous n'aurez plus de Socrate, vous n'aurez plus personne pour vous remettre en question, vous perdrez ce gros moustique qui vous agace, qui vous pique, qui vous oblige à vous interroger. Il me semble que je devrais être considéré comme un citoyen irremplaçable et vous savez comment on honore les citoyens méritants : on les invite jusqu'à la fin de leurs jours à être nourris au Prytanée.

Voilà donc la peine qu'en tant qu'accusé je demande aux juges : bénéficier du statut spécial de citoyen méritant.

Chers juges, cher public athénien, mes amis, imaginez que vous m'ayez gracié à la condition que j'arrête définitivement de philosopher. J'aurais refusé. Je préfère mourir parce que j'ai philosophé, que de vivre en arrêtant de mener ce genre de vie. Qu'est-ce que philosopher ?

C'est examiner sa vie et celle des autres. Et je vous le dis, mes amis, une vie qui n'est pas examinée ne vaut pas d'être vécue.

Le jury se retire à nouveau.

Le juge : Accusé, levez-vous ! Que les accusateurs, Mélètos et Anytos, se lèvent également. Les juges ont confirmé leur sentence initiale à une majorité plus large. Le citoyen Socrate est condamné à boire un poison mortel qu'il s'administrera lui-même. Il boira donc la ciguë dans un délai de trente jours.


 

Texte de Frédérique Maréchal et Patrice Poingt, d'après les travaux des élèves du Collège de l'Harteloire.

Illustration : Alan Gouletquer. 

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