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Quelque chose de mystérieux et de drôle s'échappe de ce titre, Les vieux ne pleurent jamais. Il est question, dans ce roman, de vieillesse, mais non de vieillerie, de pleurs, mais non de larmes. Et du reste, les deux personnages ne sont pas des vieux, mais des vieilles. Judith, au soir de sa vie, se met en quête de son sens, dans une épopée initiatique inversée.

Les vieux ne pleurent jamais, Actes Sud, 2016, interview de Céline Curiol à l'occasion de sa venue à la librairie Dialogues le 15 mars 2016.

Comment ce roman s’inscrit-il dans votre parcours d’écrivain ?

Après mon essai « Un Quinze août à Paris » sur l’expérience de la dépression, j’avais besoin de revenir au roman, animée du désir de composer un texte qui parvienne à traiter, avec une forme de légèreté et d’humour, une question que j’avais commencé à aborder, celle des « raisons » de vivre que chacun se donne, notamment en vieillissant.

Vous avez choisi pour héros des personnages âgés, qui vont et viennent entre le récit de leur existence vieillissante et des récits rétrospectifs. Comment avez-vous orchestré ces nombreux flash-back et la découverte progressive de la réalité des faits qui se sont produits dans la jeunesse de Judith ? Certains ressorts d’écriture évoquent le roman policier – comment avez-vous conçu la composition de votre roman ?

Parvenir à créer un certain suspense a toujours fait partie de mes préoccupations d’écrivain – j’ai dû lire trop de romans policiers dans ma jeunesse ! Et j’aime que les choses se dévoilent progressivement au lecteur, qu’il ait le temps de s’interroger, d’envisager des possibles, d’imaginer. Je suis très attentive à la complexité de la construction de mes textes. Au même titre que Judith - le personnage principal -, le lecteur va vers la (re)découverte d’un souvenir d’adolescence essentiel mais que le temps et la distance ont contribué à enfouir. Celui-ci ne peut dès lors se livrer qu’une fois Judith parvenue au bout de sa quête.

L’héroïne, Judith, a perdu son père très jeune et rompu avec sa mère, à 18 ans : quel est le sens de ce personnage qui s’est construit seul, sans racines et qui part à leur recherche, ou à ce qu’il en reste, avant de mourir ?

Je ne crois pas que ce personnage possède un seul sens. Son voyage, si, en revanche puisqu’il est un retour. Le désarroi de Judith lui impose ce retour en arrière pour comprendre et trouver de nouveaux liens jusqu’alors manquants. La question qui se pose dès lors est celle de la survivance du passé : ce que nous avons vécu ne demeure-t-il que dans nos souvenirs et tout retour vers un avant est-il nécessairement illusoire ?

Herb aussi a un passé douloureux. Pourquoi ces personnages qui ont tous quelque chose à (se) cacher ?

Parce que les secrets sont nos remparts et nourrissent les intrigues des histoires que nous aimons nous raconter.

Dans votre écriture, on perçoit le mouvement de la mémoire et du surgissent de ce que les personnages ont manifestement cherché à refouler. Comment avez-vous travaillé cet aspect ? Avez-vous conçu Judith comme un personnage qui essaie de vivre en occultant son passé ?

Oui, Judith, très jeune, a voulu se projeter dans une vie entièrement nouvelle en occultant le passé et ses proches. Ce n’est peut-être qu’ainsi que l’on peut se réinventer d’ailleurs. Pour autant, il ne s’agit pas nécessairement d’un refoulé au sens psychanalytique, mais plutôt des effets du temps qui passe, car ce roman est aussi une interrogation sur notre perception du temps, qui n’est jamais une perception uniforme et linéaire.

À ces déplacements dans le temps s’ajoutent des déplacements dans l’espace, notamment entre l’Europe et les États-Unis. Quelle est la part de symbolique dans ces exodes et ces odyssées ?

Le voyage a joué un rôle très important dans ma vie et je crois fermement en ses vertus, notamment créatives. Je crois aussi en la symbolique si puissante du voyage, à l’ambiguïté qu’il représente : je pars pour me sauver de quelque chose mais partant, je perds autre chose. L’excitation de la découverte doublée du poids de la nostalgie. Il en est ainsi pour toutes les décisions que nous prenons.

Votre roman a quelque chose de cinématographique : quels cinéastes ou films vous inspirent ?

Il y en un certain nombre ! J’aime les réalisateurs qui ont un véritable langage visuel. Renoir, Resnais, Cukor, Antonioni, Bergman, Demy, Ozu, Cassavetes, Marker, Rohmer, Coppola, pour n’en citer que quelques-uns.

Voyage au bout de la nuit joue également un rôle important : pourquoi ce roman, comme fil conducteur ?

Dans chacun de mes romans, je souhaite poser en filigrane la question de la lecture et de la fiction : pourquoi lire des romans et lesquels ? Dans le cas de Judith, c’est un personnage qui se méfie de la littérature. J’avais donc besoin de la confronter à une œuvre difficile – qui l’a été aussi pour moi à un moment donné – et de montrer qu’elle pouvait tout de même en tirer une richesse. J’essaie de lutter contre la tendance commerciale actuelle qui pousse le grand public à croire que certaines œuvres lui sont accessibles et d’autres non.

La vieillesse apparaît comme le temps de la nostalgie, du regret, mais aussi de la sagesse : que vouliez-vous dire de cet âge de la vie ?

En écrivant ce livre, j’ai réalisé que la jeunesse était surtout l’âge des certitudes – les jeunes ne sont pas si ouverts, mais accrochés à leurs idées. Et je voulais montrer qu’avec le temps, qu’avec la vieillesse, on peut acquérir une merveilleuse souplesse, une capacité de compréhension plus grande. Cette « sagesse » que nos sociétés actuelles ne valorisent plus assez, malheureusement.  

À ces tonalités mélancoliques ou sereines s’ajoute l’humour, notamment lors du départ en voyage organisé de Judith et Janet. Ce passage plein de vie et de l’espièglerie de Janet n’est-il qu’un contrepoint à la quête existentielle de Judith ? quelle fonction lui accordez-vous ?

Oui, je voulais un livre qui commence de façon très entraînante, je voulais relever le défi du burlesque. Les deux parties du livre sont très différentes mais à mon sens s’équilibrent ainsi.

Comment avez-vous conçu le personnage de Janet, qui semble tout droit sorti d’une comédie fantasque ?

Je ne sais pas si je l’ai conçu, mais il a surgi là, en contrepoint de Judith, pour lui donner la réplique en quelque sorte… C’est une espèce d’alter ego farfelu comme nous devrions tous en avoir un ou une !

Il est question dans ce roman de relations familiales, d’amour, d’amitié : seule cette dernière semble fonctionner. Est-ce un roman pessimiste ?

Je ne sais pas. Pessimiste, optimiste, chacun jugera. L’art est aussi un miroir.  

Lorsqu’émerge la raison de la rupture de Judith avec sa famille apparaît aussi l’ancrage historique et social du roman, qui auparavant était relativement discret. Judith a-t-elle vécu hors du temps, depuis ce douloureux épisode ?

Peut-être. En tout cas, elle s’est éloignée des problèmes politiques de son époque en vieillissant. Cette intrusion de la dimension sociale et historique est volontairement réservée à une partie spécifique du roman car je voulais souligner le fait que les questions que l’on pose aujourd’hui en France sur l’immigration, l’intégration des descendants d’immigrés du Maghreb, la place de la religion musulmane étaient déjà d’actualité dans les années 1960 !    

Vous avez choisi de raconter cette aventure à la première personne, par Judith : pourquoi ce choix narratologique ?

C’est cette voix qui s’est imposée au départ, par rapport à ce que j’avais besoin d’exposer sur la pensée du personnage.

Vos phrases ont le rythme et le mouvement de la pensée. Votre phrasé a-t-il à voir avec le fait que le roman se présente comme le monologue de Judith ?

L’emploi de la première personne impose un rythme qui est différent de celui d’une narration à la troisième personne. Ce qui m’importe surtout, c’est la force des phrases, leur pouvoir d’imprégnation.

 

Propos recueillis par Natalia Leclerc

 

 

 

 

 

 

 

 

About the Author

Notre agrégée de lettres passe en revue tous les articles, les relit, les corrige. Elle écrit pour différentes revues des articles de recherche en littérature et sciences humaines et s’appuie également sur ses multiples casquettes pour développer les partenariats du Poulailler, en russe, en français, en italien… Natalia pratique le théâtre amateur et bavarde à longueur de journée (en russe, en français, en italien…).

 

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