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Dossier « Sous le sapin »

Sad Paradise. Paradis triste. L’évocation de deux esprits, deux âmes, deux ombres. Une incantation d’images racontée par le photographe brestois René Tanguy, pour faire surgir de leur trou deux monstres, deux prodiges de la littérature et de la poésie : l’un des plus grands écrivains américains du XXè siècle, père de la beat génération et de la prose spontanée, Jack Kerouac ; et le «plus grand poète breton de son époque : 1m92», aussi musicien et sculpteur, Youenn Gwernig.

Alors que René Tanguy arrive à l’hôtel Continental, à Brest, entre deux gouttes de pluie ce 9 novembre matin, la nouvelle est déjà presque officielle. Donald Trump sera le 45e président des Etats-Unis. Le hasard fait parfois tristement les choses : c’est d’une autre Amérique qu’est venu parler René Tanguy. Celle de Jack Kerouac, dont le roman Sur la route (1957) reste la pierre angulaire de la beat generation, mouvement artistique et littéraire apparu à la fin des années 40 et préfigurant la libération culturelle, sexuelle et le mode de vie de la jeunesse des années 1960. «Kerouac représentait les grands espaces, les rêves et la liberté, alors que nous étions dans la France étriquée de Pompidou et de Giscard» se souvient le photographe, adolescent à cette époque, totalement façonné par les valeurs de l’écrivain voyageur et à qui l’on a vendu le rêve américain par la photographie, le cinéma.

Pour se souvenir, le Brestois est parti sur les traces de Kerouac. Il est revenu, en images, sur le dernier voyage de l’auteur d’origine franco-canadienne, à la recherche, à la fin de sa vie, de ses racines bretonnes. Publié aux éditions Locus Solus, le beau livre de photographies de René Tanguy dévoile la correspondance, inédite, entre Kerouac et l’artiste breton Youenn Gwernig, devenus amis à la fin des années 1960 : vingt-sept lettres, missives, télégrammes et petits mots en français, breton, joual ou anglais, échangés entre 1966 et 1969. Entre rencontres mémorables, virées nocturnes et cuites gigantesques, les deux poètes discourent de littérature et d’art, peignent les déboires de la beat generation et les jouissances d’une Bretagne promise et attendue, comme une dernière offrande de la vie.

Jack à Youenn, le 29 février 1967 : «Ce que je veux vraiment, c’est que tu me trouves une belle auberge au bord de la mer dans le Finistère, où je pourrais enfin écrire à minuit le 2e tome de LA MER, l’Atlantique dans le Finistère, et où nous pourrons boire, chanter, se parler, voir des gens, conduire, marcher, faire du stop, manger des crêpes bretonnes, bon.»

 

«L’histoire qui court entre les pages suivantes a commencé le 14 mars 1966», présente Jean-Luc Germain, qui signe les deux préfaces de Sad Paradise. «Lorsque Youenn Gwernig», immigré à New-York dans le quartier de Greenwich village depuis dix ans, «écrit à Kerouac : « cher monsieur et compatriote. Quand je suis arrivé dans ce pays, j’ai acheté un de vos livres, Sur la route, jusque parce que votre nom me rappelait le nom d’un lieu-dit, Kerouac’h, près de ma ville natale qui n’est pas loin de Quimper… »».  C’est ainsi que Kerouac, dans un très sombre moment marqué par l’alcoolisme, à l’affront de ses vieux démons et à la recherche d’une échappatoire à cette Amérique qu’il ne reconnaît plus, rencontre le bienveillant Youenn.

Ce Breton fêtard lui confesse, dès sa première missive, «une faiblesse pour les alcools forts» et se demande ce qu’il fiche «dans ce foutu bordel new-yorkais». Les mots jadis prononcés par son père n’ont peut-être jamais mieux résonné qu’à ce moment là aux oreilles de l’Américain en errance : «Ti-Jean, n’oublie jamais que tu es breton». «L’apparition de Gwernig le fait totalement revivre», indique René Tanguy. «Il est l’ami chaleureux qui évoque à Jack un avenir possible et un passé mieux compris». Ils ne savent pas, ni l’un ni l’autre, que leurs familles ont vécu si proches, à Huelgoat, dans les monts d’Arrée. Mais cette réponse, ils la cherchent ensemble. 

Cette dernière quête de l’écrivain sera à l’image de son premier voyage : une fuite en avant où alternent déconvenues et bonheurs éphémères. À quarante-neuf ans, il meurt d’une hémorragie digestive avec, dans la poche, un billet d’avion pour la France. L’américain ne verra jamais sa Bretagne, sa vérité. Celle qu’il a longtemps cherchée et cru toucher du doigt. «Le titre de l’ouvrage retranscrit cette ambiance», explique René Tanguy. «Je pouvais difficilement aller chercher le soleil». C’est ainsi que l’on entre dans Sad Paradise*, où l’oxymore est volontaire. Entre réalisme et poésie, les photos sont le témoin d’actes manqués.

On ouvre les pages et on se laisse saisir par la houle qui balance entre les éperons de grès gigantesques. Une tempête en noir et blanc sur la pointe de Pen-Hir, extrême flèche du Finistère, face à l’Amérique. Plus loin, entre les lignes, un vol d’oies sauvages près de Trois-Rivières au Québec, pointillés noir dans un ciel gris. On tangue avec les bateaux sur le fleuve Saint-Laurent. Ambiance vaporeuse. On voyage du Canada à New-York. Une vitrine de Merrimack Street à Lowell, dans le Massachussetts, la ville de natale de Kerouac ; une soirée à Greenwich village, «la fête à tout casser», on déguste autant de scotch que de notes de musiques.

On entend résonner la culture jazz et le be-pop qui ont inspiré à la poésie beat sa prosodie, son rythme, ses techniques d’improvisation. Entre les arrêts sur image, on se perd dans des fac-similés de lettres, «Cher Jean-Louis, vieux frère…» «J’ai dû cesser d’écrire cette lettre hier soir, pas vraiment à cause de la machine à écrire, mais parce que je me suis saoulé comme un marin breton». Nous voilà à Brest dans la bruine du port de commerce ou face au vide et au silence, dans les hauteurs des monts d’Arrée. «Et rappelle toi», annonce Jack. «Je te l’ai promis, je dois visiter la Bretagne avec toi pour la vraie première fois… À Quimper…»

Pendant six ans, entre 2010 et 2015, René Tanguy s’est mué en véritable «orpailleur fétichiste» ; il a construit un récit photographique sur les traces des deux amis, en s’appuyant sur leur correspondance, leurs réflexions, leurs rêves et leurs désillusions. Il a cherché l’évocation plus que la démonstration. Des traces plus que des preuves. Il donne à voir des lieux sur lesquels Kerouac a écrit pour comprendre, réfléchir, inspirer. Ses photographies apparaissent comme l’échiquier géographique et archéologique de la correspondance : paysages, objets, lieux, maisons, documents, et même une série de clichés Kodak d’Anaïg Gwernig, l’une des filles de Youenn qui, dans ce projet, a accompagné René Tanguy dans la lecture et la traduction des lettres.

«Les photos s’articulent autour d’une correspondance qui, il faut bien le dire, prend beaucoup de place», assume René Tanguy. «Elles n’illustrent pas». Elles accompagnent cette «connivence littéraire», ces paroles poétiques, alcoolisées mais trempées de sérieux, d’une sincérité incroyable entre «deux frères de sang» qui se sont trouvés dans l’immense Amérique et qui partagent tout : «Tu me manques vraiment. Je crois que tu es le seul homme que je connaisse aujourd’hui dont la conversation et la présence sont un cadeau» ; mais aussi complètement loufoques : «Dear Youenn, mon vieux cul» ; «sacré vieux chouan-Iroquois, salut !» ; «Qu’est-ce que c’est Ellesdee, importehttp://www.le-poulailler.fr/files/2016/12/d or domestic ?» ; «Cher Kadoual merdeux» ; «Je t’ai toujours aimé, mon Bon Gros Shieur».

Youenn à Jack, 11 février 1967 : «Jeudi soir, je suis allé à une fête sur Riverside Drive. Tous ces mecs qui se prennent pour des beatniks portaient les panoplies de circonstances : des barbes et des fringues dégueulasses ! Dans deux ans ils porteront tous des costumes gris et seront en cravates, ils porteront « le verbe haut » des putains d’esclaves du système, avec leur belle maison de la banlieue chic, en allant à des fêtes très guindées au volant du dernier modèle de voiture sortant des usines de Détroit, et en n’en ayant rien à foutre de la dernière petite parcelle de liberté moribonde qui reste à l’Homme».

On découvre des photos floues, brouillées, parfois décadrées, frontales, tantôt mouillées par la pluie ou la neige, perdues dans les vapeurs de l’alcool, dans le brouillard des villes, dans le silence des forêts ou des montagnes. Des images grisées flashées à l’intérieur d’hôtels et de bars. Là, le Middle of Nowhere, dans les Monts d’Arrée. Ici, le Nicky’s bar, tenu par le beau-frère de Kerouac à Lowell : une photographie prise entre le jour et la nuit, au moment opportun, qui fait d’ailleurs la couverture de l’ouvrage. Les paysages sont là, flottants. René Tanguy les isole, leur donne un caractère précieux et intensément présent. Ils font revivre les fantômes qui les ont habités, et ces fantômes peuplent l’ouvrage de leurs pensées, tapées à la machine ou gravées à l’encre noire, voilà quarante sept ans. On écoute les mots entre les images qui défilent. Les grands espaces rejoignent l’écrit.

Sad Paradise est un échange permanent entre photo et textes, une invitation à la rêverie, à se perdre, à partir, à penser. Un grand travail de collectage de souvenirs…  «Il a fallu que je trouve ma place entre ces deux grands bonhommes» révèle René Tanguy. Ses photos se couchent parfois sur une double-page, «afin de noircir davantage le livre. Pour couvrir leur existence entre les paroles.» Comme celle de cette façade d’une boutique de voyante, dans Greenwich Village, à New-York, sur laquelle on peut lire, sur un néon éteint, comme un éternel refrain : «Passé Présent Futur».

 

* Sad Paradise est le titre du poème offert par Allen Ginsberg à Jack Kerouac et Neal Cassady, avant qu’ils ne partent pendant dix ans sur les routes de l’Amérique et du Mexique.

 

René Tanguy, Sad Paradise, précédé de deux textes de Jean-Luc Germain, traductions et notes Annaig Baillard-Gwernig, édition bilingue, Locus Solus, 2016, 210 pages

Pour découvrir le travail de René Tanguy : www.renetanguy.com

Pour découvrir les publications de Locus Solus Editions : www.locus-solus.fr

Les photographies qui illustrent cet article sont signées Anaïs Gourvennec : anaisgourvennec.format.com

 

 

About the Author

Journaliste. Adepte de festivals et de concerts de tout genre, elle écoute beaucoup de choses (Dalida, en particulier) mais n’aime pas tout. Elle écume surtout les soirées brestoises pour rencontrer celles et ceux qui y apportent des vagues. Et discuter avec eux de musique, de littérature, de photographie, de cinéma ou, après tout cela, bien entendu… de Dalida.

 

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