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Pierre Bergounioux, La casse, Editions Fata Morgana, 2015, 61p

Lorsque j’étais enfant, il n’était pas rare, dans le quartier de Calais où j’habitais, de croiser des ferrailleurs. Toquant aux portes, dans l’espoir de recueillir quelque machine à laver bonne à jeter ou un vélo des origines, je voyais ces hommes des rues, sales, croûteux (du sang séché sur le visage, souvent), farouches, comme une aristocratie secrète.

Le samedi soir, dans les repas de famille, les oncles avinés évoquaient parfois à mi-mots des richesses fabuleuses, des montagnes d’argent liquide, cet or au visage des pouilleux.

Quand j’allais prendre mon goûter chez Dominique, future star éphémère de la boxe (quart d’heure de célébrité valant éternité en cette plaine des solitudes où il vivait), je voyais, au coin de la rue, fermée par un lourd cadenas, la porte d’un univers plus interdit que le nirvana sous les jupes des filles. Des voitures en cascades, des tôles rouillées, des débris de civilisation entassés selon un ordre qui m’échappait.

C’était l’âge de fer, celui des rêves, de la déraison, et de la pauvreté ingénieuse.  

Aujourd’hui règnent les petits hommes gris, les commissaires en cravates, et les managers ayant payé rubis sur ongle leur lobotomie dans des écoles d’orgueil froid.

Heureusement, pour nous souvenir, retrouver le temps perdu, jamais passé, momentanément oublié, il y a la littérature.

En 1994, les éditions Fata Morgana publient La casse, de Pierre Bergounioux. Narrant la rencontre d’un parapluie déchiqueté sur une table de dissection abandonnée sous la pluie, ce livre, très vite devenu introuvable, est aujourd’hui réédité, accompagné de dessins de l’auteur.

Enragé des choses et des mots qui les costument pour les révéler, Pierre Bergounioux est un homme inquiet, cherchant dans les traces du monde, ses objets, ses marges, le reflet d’une unité perdue.

Amateur de curiosités, chasseur d’hétéroclite, entomologue, glaneur quasi compulsif, Pierre Bergounioux ne peut se résoudre à la séparation des règnes, fantasmant le réel de leur fusion en terre limousine, local et universel ne faisant qu’un, enfin, et comme au premier jour.

Très ouvragé, La casse dit les membres dispersés d’Osiris, la volonté de les rassembler, l’espoir du fils d’engendrer le père.   

 

Dans un monde peuplé de caravanes aux pneus crevés, de bandits brûlés et d’oiseaux empaillés à la limaille de fer, l’inconnu aura besoin d’un intercesseur, ainsi s’avançant la Célestina, au visage tordu tel le plus beau des Picasso.

Nous pénétrons le camp, territoire du mythe, que préservent des réprouvés.

Un magma d’objets et d’êtres apparemment vivants.

En 1637, dans le Discours de la méthode – qui sauve d’un automne définitif le futur auteur de L’Empreinte dès son premier jour d’internat - Descartes a proclamé le triomphe de la raison sur le corps. Qui ne pense pas n’est qu’un automate : « Je connus de là que j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser, et qui, pour être, n’a besoin d’aucun lieu, ni ne dépend d’aucune chose matérielle. En sorte que ce moi, c’est-à-dire l’âme par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps, et même qu’elle est plus aisée à connaître que lui, et qu’encore qu’il ne fût point, elle ne laisserait pas d’être tout ce qu’elle est. »

Pourtant, quelquefois, nous nous dénudons dans les bois, frottons nos corps au peuple des arbres, et savons que  nous nous métamorphosons. Vous nous cherchez, nous pépions. Vous nous hélez, nous remuons nos branches. Vous vous en retournez, nous vous précédons en une brise inattendue.

Là-bas, tout près, des Bohémiens se regroupent autour d’un feu. Nous tentons de les rejoindre.

Nous pensons oui, mais c’est dans le rougeoiement du sacré que nous espérons de véritables retrouvailles.

Les premiers mots du livre sont aussi les derniers : « Je ne sache pas qu’il y ait un sens à la vie. Le mieux qu’on puisse faire, c’est de passer avec nos semblables le temps qui nous est départi parmi les choses qu’on a touchées, les bonnes, de préférence. Mais c’est pure supposition de ma part. Aussitôt que rien ne me retient plus, je me hâte de regagner la lande, qui proclame sans phrase l’essence de notre condition : un inutile et bref intermède d’individuation entre deux éternités de néant. »

About the Author

Agrégé de lettres modernes, chargé de cours à l’Université Bretagne Ouest, dont les recherches concernent notamment la littérature contemporaine. Journaliste free lance.

 

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