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Le nom de Laurent Jenny est de ceux qui insistent le plus dans le champ de la critique littéraire contemporaine.

La parution de son dernier livre – Le lieu et le moment, Verdier, 2015 - d’une parole aussi singulière qu’attentive aux stases et flux d’expériences esthétiques rassemblées dans une autobiographie de sensations, nous a donné envie de le rencontrer.

 Fabien Ribery : Vos deux derniers livres, publiés par les éditions Verdier, La vie esthétique (2013) et Le lieu et le moment (2015) peuvent se lire comme un diptyque, l’un plus théorique, l’autre plus autobiographique, même si l’un et l’autre entremêlent ces deux régimes discursifs. Les avez-vous conçus ainsi ?

Laurent Jenny : Oui ces deux livres s’appellent l’un l’autre. Dans La Vie esthétique, il s’agit d’une réflexion sur l’usage réel (sérieux ou non, et plutôt désinvolte en général) que nous avons des formes d’art dans notre vie mentale. Il m’est assez vite apparu que je ne pouvais pas parler de cela de façon purement théorique sans décrire dans le détail la particularité de telles expériences. Les théoriciens de l’esthétique m’avaient un peu déçu par la généralité abstraite et finalement assez pauvre de leurs thèses. Cela m’a donc conduit à évoquer dans le détail certains moments de « ma » vie, mon rapport à certaines musiques, à certaines images, à certains poèmes... En chemin, je me suis rendu compte que toutes ces expériences esthétiques construisaient des « instants privilégiés », d’une nature temporelle bien particulière. C’est la conclusion de ce premier livre. Or elle a rejoint une autre préoccupation que j’avais depuis longtemps d’écrire une sorte d’autobiographie des instants (et non pas une « histoire » de ma vie). Il s’agissait d’un travail en cours depuis des années, mais le livre « théorique » m’a convaincu de mener à bien  le livre plus personnel…

Vous avez écrit des romans (Une saison trouble, Off), puis des essais de littérature (La Parole singulière, La Fin de l’intériorité, Je suis la Révolution), enfin ces deux livres à la forme plus personnelle peut-être, plus hybride. Comment voyez-vous l’évolution de votre poétique ?

Très jeune, j’ai eu un fort goût de la littérature et du langage. J’ai d’abord pensé devenir romancier, mais je me suis rapidement rendu compte que je n’avais pas d’imagination narrative. Je me suis tourné vers une carrière de critique et de théoricien de la littérature et de l’esthétique, mais ce qui ne m’a pas quitté, c’est le désir de donner forme à ma pensée à travers une écriture. De ce point de vue, j’ai toujours été un « essayiste ». Et il n’y a pas de véritable rupture pour moi entre des textes plus théoriques et des textes plus « littéraires ». Il me semble que si la pensée doit se faire dans une écriture, réciproquement, la littérature doit avoir une dimension spéculative, ou pour le dire de façon moins brutale, une dimension « pensive ».

Qu’est-ce qu’un « moment poétique » pour vous ? 

Un « moment poétique » (je ne sais pas si cet adjectif est adapté), c’est d’abord un moment, c’est-à-dire une portion de temps qui se détache du flux du vécu et se propose comme une totalité éphémère. En ce sen,s un moment sort toujours du temps. Comment cela est-il possible ? Il me semble que ce qui « détache » les instants du flux du vécu, c’est que dans notre pensée, ils rencontrent une forme (une ébauche de phrase par exemple). C’est cette ressaisie par une forme qui les isole mais aussi qui les développe, leur donne une force d’expansion. Les moments sont donc quelque part entre expérience et langage, dans leur entrechoc.  Ils ne totalisent pas le temps. Ils y forment plutôt des boucles, des stases provisoires…

L’allégorisation par l’écriture de ces moments est-elle une façon de les sauvegarder, de les recréer à neuf, ou de les contenir pour ne pas être emporté par eux ?

Je ne crois pas que l’écriture « allégorise » les moments, elle ne les recrée pas non plus, parce qu’ils n’ont jamais existé comme tels avant d’être ressaisis, elle les fait advenir et leur donne une luminosité provisoire le temps d’une lecture. Je les pense comme des astres qui s’allument puis s’éteignent.

Vous considérez-vous, à l’instar de Constantin Guys vu par Baudelaire, comme un peintre de la vie moderne ?

Comme Constantin Guys (celui en tout cas que décrit Baudelaire), j’aimerais être capable de « l’enfance retrouvée à volonté » et d’un regard toujours « matinal » sur le monde.

Votre écriture est-elle davantage rétrospective, comme celle de Philippe Jaccottet, que directement sur le motif, comme celle de James Sacré ?

Je n’écris pas sur le motif et parfois ce sont des souvenirs très anciens qui émergent et « demandent » à trouver leur formulation. La mémoire spontanée agit en moi comme un premier filtre sur lequel je n’ai que peu de prises, car si on peut choisir ses souvenirs, on ne peut choisir leur intensité. Et c’est cette intensité qui fait l’insistance de certaines images. Cette insistance n’est pas toujours couronnée de succès, elle peut revenir comme une hantise ou moins tragiquement comme une tension qui  promet de ne s’apaiser que dans une forme.

Des évocations de l’Inde, du Maroc, parcourent vos deux livres. Comment voyagez-vous ? 

En voyage, il faut s’ « amincir » de trop de subjectivité, de mémoire et de projet, pour devenir réceptif à ce qui est, au monde tel qu’il va dans sa diversité sensible, ses entrechocs culturels et historiques, sa dureté souvent. La relative fragilité du voyageur, c’est ce qui a une chance de l’ouvrir au monde.

Les colloques, dans leur vanité quelquefois, ne sont-ils que prétextes à voyages ?

Les colloques peuvent être décevants ou ratés, mais ils ne sont pas vains. Il y a toujours dans ces circonstances une très grande attente (et espérance) que quelque chose de décisif va se produire dans la parole. Le fait qu’on fasse parfois beaucoup de kilomètres pour y assister, qu’on se trouve en terre étrangère renforce encore cette expectative. Bien sûr, la réalité peut contraster comiquement avec ces attentes, mais elle ne les tue pas.

N’êtes-vous pas tenté de travailler en collaboration avec un peintre, Alexandre Hollan par exemple ? Avec les yeux de quels peintres voyez-vous le monde ?

Je m’intéresse beaucoup au travail des peintres. J’ai fait en 1984 un livre avec Alexandre Hollan, intitulé Etats d’arbre mais ce livre, qui mettait en regard des dessins d’arbres au fusain et de très brèves notations essayant de saisir l’approche énergétique de l’arbre, est resté hors commerce. J’ai également participé à une vidéo sur Alexandre Hollan. Tout récemment, j’ai écrit pour le catalogue d’une exposition Matisse (Arabesques) qui se tient actuellement à Rome. Je ne suis pas sûr que pour autant cela me donne des « yeux de peintre ». Mais bien sûr, la peinture aide le regard, forge l’attention.

Pourriez-vous reprendre, pour vous décrire, le terme stendhalien d’égotiste ?

Non, je pense être aux antipodes de l’égotisme, les moments de vie qui m’intéressent sont ceux où le moi s’effacent devant une certaine évidence du monde.

Faites-vous vôtre cette réflexion proustienne que la vraie vie est celle qu’offre la littérature ?

Pas si on la prend littéralement. Toutes les vies sont « vraies », y compris celles qui n’ont rien à voir avec la littérature. Je dirais plutôt que la littérature peut « augmenter » la vie, en élucider certains aspects (Proust dit « éclaircir »). La littérature ne s’oppose pas à la vie, elle en est une certaine pratique, parmi bien d’autres.

 

Pensez-vous qu’en vous l’artiste et l’esthète s’opposent ?

Ces termes sont un peu chargés, assez négativement pour le second, depuis la fin du XIXème siècle, où il renvoie au désoeuvrement de certains dandys et privilégiés. Il faudrait les redéfinir. L’attitude esthétique est simplement une forme d’attention au monde. Elle ne définit pas une identité, mais des moments particuliers où cette activité s’exerce sans finalité utilitaire précise. En ce sens, nous sommes tous esthètes. On a montré récemment qu’il s’agit là d’une expérience anthropologiquement partagée et qu’elle s’enracine même dans certaines conduites animales. Bien sûr, la fréquentation de l’art (l’art des autres)  aiguise cette faculté d’attention chez les humains et peut lui servir de modèle.

Avez-vous une pratique de la photographie ? 

Je ne suis pas photographe mais je m’intéresse à la photographie, particulièrement la photo argentique, « à l’ancienne ». Il m’arrive de faire usage d’une sténopè (une simple boîte ou camera obscura  sans objectif ni viseur mais dotée de pellicule argentique). Mon motif principal d’intérêt, c’est qu’il s’agit d’un art de l’instant, du cadrage de l’instant, pas tout à fait sans rapport avec la phrase… Cadrage, phrasage, si j’ose dire. En ce moment, j’essaye aussi d’écrire sur la photographie, ce sera l’objet de mon prochain livre.

Gilles Deleuze écrit dans L’image-temps : « Les éléments de l’image non seulement visuels, mais sonores, entrent dans des rapports internes qui font que l’image entière doit être 'lue', non moins que vue, lisible autant que visible. » Ne pourrait-on pas inverser les termes, et parler ainsi de votre littérature ?

J’aime bien la notion d’ « image-temps » chez Deleuze parce qu’elle évoque cette animation interne de l’image que provoque l’arrêt du mouvement. Ce n’est pas sans rapport avec ce que je recherche dans la figuration de l’instant.

Le lieu et le moment n’est-il pas une autobiographie faite de sensations et de moments poétiques recomposés ?

Oui sans doute, c’est donc se situer à un autre niveau de la « vie » : non pas celui de son histoire, de son « destin », celui de son existence sensible saisie par les mots qui viennent à sa rencontre.

La pensée de Pascal Quignard sur le prénatal, la fiction comme source du rêve, l’effroi, la nuit intime, nourrit-elle votre travail ?

Je lis Quignard avec intérêt, mais il ne m’inspire pas dans mon travail.

Vous évoquez des disputes constantes entre vos parents, des terreurs enfantines, des moments d’alitement. Etes-vous sensible à l’idée benjaminienne d’un présent enceint du passé, telle une promesse non tenue ou advenue, et de ce qu’il appelle l’image dialectique ?

Un présent « enceint du passé », oui bien sûr, je crois que c’est l’expérience commune, et c’est ce qui me pousse dans l’écriture à adopter un éternel présent. Mais la notion d’  « image dialectique » est difficile, et discutée.  Je pense qu’il est un peu présomptueux de vouloir se l’approprier.

Pourquoi ne pas avoir donné clairement le nom de C. l’éditeur de la rue Jacob sensible aux « jeunes écrivains » ?

J’ai voulu éviter le « souvenir », l’ « anecdote » vécue. Tous les êtres réels que j’évoque sont évidemment transfigurés par la mémoire et l’écriture. Ce ne sont donc pas tout à fait les personnes historiques qu’ils ont été. J’en suis très conscient et c’est ce qui me pousse à éviter de les réduire à leur nom, tout en y reconnaissant les racines de mon expérience. L’anonymat relatif rend aussi l’expérience plus partageable.

Avez-vous été situationniste, ou même beat, puisque vous êtes allé au Chelsea Hotel à New York et Big Sur ?

J’ai traversé mon époque et sa géographie légendaire sans que cela définisse jamais mon identité.

La littérature contemporaine a-t-elle définitivement abandonné toute idée de la révolution ?

Oui, avec la fin des avant-gardes et de la philosophie de l’Histoire et c’est heureux. Car c’était une ambition démesurée, intimidante et confuse. Elle prétendait donner à la littérature une valeur d’absolu. La littérature aide à vivre, à comprendre l’expérience de tous, c’est déjà beaucoup.

La vie académique – le professorat en Suisse – a-t-elle mis un frein à votre existence poétique ?

Oui mais seulement pour des raisons matérielles. J’ai été moins disponible, occupé à d’autres tâches, souvent passionnantes. Mais la pensée de l’écriture ne m’a jamais quitté.

Quelle image gardez-vous de William Burroughs, que vous êtes allé interviewer, en oubliant de vérifier le bon fonctionnement de votre magnétophone, la bande magnétique restant désespérément blanche ?

Il m’est apparu comme un homme extrêmement timide et d’un contact difficile pour cette raison même. Notre conversation reposait sur un malentendu : je l’interrogeais sur son avant-gardisme, mais à ce moment-là de sa vie (1975), il aurait aimé être lu comme un auteur de roman policier à succès, ce qui avait peu de rapport avec son œuvre réelle. Le blanc de la bande magnétique était donc tout à fait opportun. Burroughs n’a commencé à se détendre que lorsque le magnétophone a été éteint. J’y vois aussi le signe que le seul vrai enregistreur devait être ma mémoire.

L’expérience psychanalytique en tant qu’analysant a-t-elle été fondatrice pour vous ?

Importante, notamment en tant que pratique du temps et de l’imagination, mais pas vraiment fondatrice.

Vous sentez-vous proche de l’écrivain Pierre Michon, que vous évoquez brièvement, me semble-t-il, dans un des fragments de votre livre intitulé « Conférence » ?

J’aime la phrase de Michon qui est ample et tendue. Et je suis un de ses lecteurs attentifs.

Les sources de la Vivonne, si ténues et pourtant si recherchées, fondent-elles avec Proust la littérature du XXe siècle ?

Il me semble que c’est vous qui avez la réponse à cette énigmatique question…

About the Author

Agrégé de lettres modernes, chargé de cours à l’Université Bretagne Ouest, dont les recherches concernent notamment la littérature contemporaine. Journaliste free lance.

 

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