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Romain Slocombe, Avis à mon exécuteur, Robert Laffont, 2014.

Cet entretien a été réalisé à l'occasion de la venue de Romain Slocombe à la librairie Dialogues.

Pourquoi avoir écrit ce roman à la première personne ?

Je souhaitais d’abord écrire une fiction totale, mais au fil de mes recherches, j’ai fini par me rendre compte que la figure de Walter Krivitsky était à la fois tellement extraordinaire, emblématique, et peu connue de l’histoire – il a notamment annoncé la signature du pacte germano-soviétique – , qu’il s’est imposé comme le prototype de Victor Krebnitsky, mon héros.

De plus, Krivitsky était mort d’une manière très polar, « suicidé » d’une balle dans la tête dans un hôtel de Washington. Avant cela, il avait eu le temps de publier un ouvrage, aux États-Unis (I was Stalin’s agent).

Son dossier FBI est maintenant déclassifié et lisible publiquement. En revanche, il n’est presque pas question, dans le parcours de Krivitsky, de la guerre d’Espagne. Or je souhaitais y développer un épisode, et il m’a donc fallu lui créer un alter ego. Ainsi, quand j’avais les informations sur les actions de Krivitsky, j’ai pu refléter l’exactitude historique, comme c’est le cas de son message de défection, ou des circonstances de sa mort – jusqu’au nom de la femme de chambre qui l’a découvert. Mais avec le personnage de Krebnitsky, j’ai pu modifier des éléments, comme son univers familial : j’ai fait peser des menaces sur son fils et sa femme, lucide et peu convaincue par le régime stalinien, alors qu’en réalité, la femme de Krivitsky était communiste.

Comment avez-vous développé l’intériorité du personnage Krebnitsky ?

Krebnitsky est plus complexe qu’un personnage comme Ignace Reiss : il est à la fois lucide et idéaliste, c’est la raison pour laquelle son désespoir ne fait que s’accroître.

Je voulais en faire un caractère fort dans sa grisaille d’homme malheureux.

J’ai travaillé à comprendre sa psychologie en lisant les textes des gens qui l’avaient connu, en étudiant son dossier du FBI. Et – à une plus petite échelle – j’ai connu moi aussi, à une époque où j’étais militant maoïste, ce que cela fait que d’y croire, et de s’apercevoir qu’on s’est trompé. Ce choc entre l’idéalisme et la compréhension de l’horreur.

L’image que vous donnez de l’URSS des années de la Terreur stalinienne est ... terrifiante. Vous montrez bien le fonctionnement de ce système bâti sur du vide, dont la seule préoccupation est sa survie par l’élimination de ceux qui sont perçus comme ses opposants. Est-ce votre analyse de cette période noire ?

Tout d’abord, je distinguerais bien communisme et stalinisme. Si Trotsky avait été un homme de pouvoir qui s’y était accroché, au lieu de se laisser pousser vers la sortie, il aurait pu se débarrasser de Staline. C’était un fanatique, mais il prônait la révolution permanente. Staline, lui, n’était pas, moralement, un communiste. C’était l’équivalent d’un chef mafieux venu du Caucase. Il s’est cramponné au pouvoir. C’est un chef de gang dont l’unique objectif était d’éliminer ses rivaux. C’est ainsi qu’il a utilisé l’assassinat de Kirov, en 1934, et tous les autres d’ailleurs : pour en accuser ceux qui le gênaient.

Et pendant la Iejovschina [période de purges massives, pendant laquelle Iejov dirigeait le NKVD] Staline était omniprésent par voie d’affiches de propagande. Iejov pouvait être mis en scène dans des actes de terreur ; il existe des documents qui racontent des scènes durant lesquelles il a terrorisé ses officiers. J’ai préféré en revanche laisser Staline comme une sorte de présence menaçante et terrifiante, en arrière-plan.

Aviez-vous le projet de montrer la déshumanisation qui frappait les citoyens soviétiques et singulièrement ceux qui travaillaient pour les services secrets ?

Les agents staliniens sont des coquilles vides, des robots, ou des sadiques, comme Mink. Mais de ceux qui avaient une conscience, j’ai voulu réaliser un portrait.

Orlov était un malin : il est parti avec la caisse quand il a compris que son tour était arrivé. Ignace Reiss était plutôt un naïf, un homme honnête et sincère, c’est pourquoi j’ai souhaité citer in extenso sa déclaration de défection.

Vous avez étudié beaucoup d’ouvrages d’histoire, comme le montre la bibliographie placée à la fin de votre roman. Quelles sont vos sources d’inspiration littéraire ?

J’ai travaillé comme un romancier détective, prenant pour sources les récits des témoins, des gens. Mes romans sont des compositions littéraires qui disent ce qui s’est passé à l’époque et apportent un éclairage révélateur sur des événements secrets.

En littérature, j’ai relu des auteurs comme Graham Greene, avec L’Agent secret, Tueur à gages. Mais aussi John Le Carré, avec Le Miroir aux espions. Il a travaillé dans les services secrets britanniques, et l’intérêt des intellectuels anglais est qu’ils ne sont pas des anti-communistes primaires. Je suis intéressé par les gens gris, qui ont une vision cynique et littéraire du monde.

Votre personnage ne ressemble pas à un agent de la littérature d’espionnage populaire, agile et séducteur.

C’est un roman asexué. Toutefois, apparaît le personnage de Margaret Broader, qui est très présente dans les textes de Krivitsky. C’est curieux, car il en parle un peu trop... S’agit-il d’une vengeance ?

L’autre personnage féminin fort est la fille d’Orlov, inspirée de son prototype réel. Sa maladie est vraie, ainsi que l’histoire de la dague. C’était une jeune femme très idéaliste, très antifasciste.

On en vient à penser que la population était divisée entre oppresseurs et victimes, et qu’aucune autre vie n’était possible. Vous faites suffoquer le lecteur...

À l’époque, tout le monde était obligé d’annoncer sa couleur. Il était impossible d’être a-politique.

Le bonheur personnel était impossible. Les espions communistes se mariaient, mais leurs enfants devenaient la source d’un chantage que le NKVD exerçait sur les parents, en menaçant de les exécuter.

Les agents qui ont fait défection ont souvent cherché une autre foi pour remplacer la foi communiste. Certains ont été tentés par le christianisme, et le choix de la première personne, d’ailleurs, m’a permis aussi de donner une tonalité de confession à ce texte.

Crédit photo : Omelette

About the Author

Notre agrégée de lettres passe en revue tous les articles, les relit, les corrige. Elle écrit pour différentes revues des articles de recherche en littérature et sciences humaines et s’appuie également sur ses multiples casquettes pour développer les partenariats du Poulailler, en russe, en français, en italien… Natalia pratique le théâtre amateur et bavarde à longueur de journée (en russe, en français, en italien…).

 

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