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Rencontre à la librairie Dialogues de Brest de Frédérique Toudoire-Surlapierre, professeure de littérature comparée à l’Université de Haute-Alsace, auteur de Colorado, éditions de Minuit, 175p

Fabien Ribery : Le titre de votre livre, Colorado, fait penser à un roman d’aventure, ou même à un western, si l’on songe qu’un des héros du film d’Howard Hawks, Rio Bravo, joué par Ricky Nelson, porte ce nom.

Frédérique Toudoire-Surlapierre : Ce titre est d’abord un jeu de mot à partir de « colored » qui veut dire coloré, évoquant à la fois la couleur de peau et le pigment En travaillant sur la couleur en littérature, en cinéma, en peinture, je me suis rendue compte qu’il y avait un enjeu esthétique de la couleur, mais qu’il pouvait y avoir, du côté des Etats-Unis notamment, un enjeu ethnique, racial. Ce titre est déjà un voyage. J’aime l’idée de donner un titre fictionnel à un essai.

La fiction est quelquefois la tentation de la critique.

Oui, et l’un des enjeux de la couleur est la fiction. L’éditrice a approuvé ce titre en lisant le manuscrit.

Quelle continuité faites-vous entre Colorado et votre précédent ouvrage, Oui/Non, publié en 2013, aussi chez Minuit ? J’y vois une pensée progressant par tensions, à partir de couples de mots antagonistes, de thèmes envisagés dans leur complémentarité ou leur renversement, comme par exemple celui de l’espace européen et de l’espace nord-américain. 

Ces livres ont des connivences, mais je ne les ai pas pensés de la même manière. Certes, pour Colorado comme pour Oui/Non, j’ai choisi de bâtir ma réflexion à partir de notions simples ou de mots très communs, qui passent inaperçus. En cela, il y avait le même dispositif, de la même manière que le livre sur lequel je travaille actuellement partira aussi d’un objet quelconque. Cependant, si l’on ne trouve pas de livre qui traite à la fois le « oui » et le « non », il y en a quantités sur la couleur. Mon pari était de prendre un point de vue résolument différent de ce qui avait été écrit. J’ai essayé dans ce livre sur la couleur de gagner en lisibilité. Oui/Non était peut-être apparemment plus complexe, puisqu’il traitait de la négativité, de la positivité, du nihilisme.

Le retournement du non en oui est un mouvement très derridien.

 Oui, il s’est d’ailleurs significativement intéressé au « oui » de Joyce, celui de Molly, mais il y aussi le « oui » de Nietzsche. Il y a une filiation philosophique concernant ces adverbes, qui est peut-être moins présente dans la couleur, où l’on est avant tout dans l’esthétique, mais aussi l’anthropologique. J’ai essayé d’éviter de traiter le thème de la couleur d’un point de vue symbolique.

Vous citez néanmoins à plusieurs reprises le philosophe Gilles Deleuze, et son concept de déterritorialisation.

J’ai essayé aussi avec cet essai de réfléchir plus librement. J’étais ravie de trouver chez Gilles Deleuze des confirmations de mon intuition. Il distingue la littérature américaine, qu’il caractérise par des lignes de fuite, de la littérature européenne marquée davantage par sa picturalité. J’ai cherché à savoir, pour nous, Européens, comment se sont structurées et codifiées nos représentations de la couleur. J’ai trouvé deux pistes : dans les grottes préhistoriques, les premiers hommes ont peint en couleur, et en Europe la couleur est celle du Christ en sang, ce qui m’a amenée à penser au vitrail et aux icônes.

Vous évoquez d’ailleurs une pulsion esthétique pour décrire notre besoin de représentation en couleur en Europe.

 Oui, j’ai pris ce besoin de représentation en couleur comme une sorte de révélation. L’être humain ressent le besoin d’esthétiser en couleur. Quand il se limite au noir et blanc ou au monochrome, c’est au fond un contrepoint, une façon de réagir à la couleur.

Vous avancez aussi une autre idée très intéressante : la littérature serait une façon de nous déprendre de nos automatismes colorés, notamment dans une époque envahie d’uniformité colorée par le pouvoir médiatique.

Je pense que la littérature est un espace où se renégocient les enjeux de couleur, alors que la société dans laquelle nous vivons a intérêt à fixer, canaliser, maîtriser les gens par des stéréotypes de couleurs. La littérature n’ayant pas de couleur peut s’attacher à troubler ces automatismes. En travaillant sur le roman américain, j’ai été frappée de constater que le roman constitutif du mythe de la nation américaine est Le dernier des Mohicans, un mythe bâti sur l’extermination du dernier indien. Ce roman de Fenimore Cooper, qui en quelque sorte rivalise avec le roman européen, racontant le combat des Anglais contre les Français, sert à décolorer le Peau-rouge, le priver de descendance, pour proposer un nouvel indien blanc, Œil de faucon. D’une façon plus ludique, Rimbaud, avec son poème Voyelles, mais aussi l’ensemble de son œuvre, dont Le Bateau ivre est l’emblème, vise à déconstruire nos automatismes colorés.

Le concept de couleur permet de tisser des liens, par exemple, peut-être, entre l’Arthur Gordon Pym d’Edgar Poe, que lira Melville composant Moby Dick, et Le Bateau ivre de Rimbaud.

Oui, il permet de faire fi des couleurs nationales.

D’une certaine manière, Moby Dick répond à Fenimore Cooper, si l’on songe que sur le Pequod sont rassemblées des couleurs que la réalité sociale et politique tend à vouloir opposer.

Melville réunit sur ce bateau des Blancs, un Peau-rouge et un Noir, jouant avec les couleurs, tous ces personnages étant à la poursuite d’une baleine blanche. Il donne à cette couleur du cachalot une visée mystique. La décoloration d’Ismaël passe par la mer. Une des dernières images est celle de la mer qui nettoie tout par une sorte de lessivage.

Avec Faulkner, on passe à la thématique obsessionnelle du noir et du blanc.

Lui, c’est effectivement le noir comme tropisme coloré qui l’intéresse, mettant en scène des hommes noirs dans des plantations de coton blanches. Il y a optiquement un effet visuel saisissant. Il n’y a pas chez lui de dénonciation raciale conscientisée, mais plutôt le grand fantasme américain de l’hybridation qu’on appellera le melting pot. Faulkner mélange les races et produit d’une certaine manière des enfants bâtards, blanc de peau mais ayant du sang noir, transgression fondamentale très bien montrée dans Absalon, Absalon !par exemple. Faulkner révèle toutes les ambivalences de l’Amérique affichant le mélange de couleurs mais vivant cela comme un tabou. Il associe l’inceste et le mélange de races, ce qui est une vision très symptomatique d’un malaise intime.

Vous citez à plusieurs reprises le critique et poète Jean-Michel Maulpoix.

Les poètes contemporains, comme Philippe Jaccottet ou Yves Bonnefoy, confirment cette volonté de nous libérer de nos automatismes colorés. Jean-Michel Maulpoix écrit : « On a usé le bleu jusqu’à la corde. » Jaccottet cherche à redonner ses couleurs à la nature, quand Bonnefoy est davantage du côté de la peinture.

Je m’attendais naïvement, avant de comprendre que le symbolisme des couleurs n’était pas votre sujet, à trouver le nom de Michel Pastoureau.

J’apprécie beaucoup ses travaux, comme ceux de Pascale Lismonde d’ailleurs, mais j’ai voulu effectivement évacuer la dimension symbolique des couleurs parce qu’il me semble qu’elle emprisonne. Je m’intéresse davantage à la façon dont les couleurs interagissent entre elles, comment elles luttent et cohabitent. Diderot dit dans Notes sur la couleur que les couleurs sont amies ou ennemies. Je propose une lecture des couleurs quasi comportementale, dans le sens que certaines dominent, d’autres sont dominées. Je n’ai pas non plus utilisé volontairement beaucoup de théories de la couleur.

Vous analysez longuement le cas Barble bleue.

Ce conte m’a beaucoup intéressée. La symbolisation des couleurs dans les contes est très nette, mais pourquoi la barbe bleue ? Certes, la couleur rousse et la noire étaient prises, mais Perrault a peut-être choisi le bleu pour accroître l’aspect fictionnel de son histoire, déréaliser la barbe. Cette barbe bleue est un indice anormal révélant à l’enfant quelque chose d’inquiétant, soit le meurtre des épouses.

Barbe bleue est peut-être tout simplement un idéaliste déçu, constatant qu’on ne peut pas faire confiance aux femmes.

C’est un conte profondément misogyne, qui laisse entendre qu’on a toujours raison de punir d’une façon ou d’une autre les femmes. L’interdiction de l’ouverture de la porte est une interdiction faite aux femmes concernant un savoir sur la sexualité. On ne sait pas pourquoi il a tué sa première épouse.

Vous avez relu avec attention Goethe.

 La Théorie de la couleur de Goethe a été une grande lecture. Je lui consacre des pages, mais pas assez. Je regrette aujourd’hui d’avoir tant coupé, car j’ai le sentiment que se joue avec lui quelque chose d’extrêmement important. Il emprunte sa théorie à Newton, qu’il va projeter dans le domaine littéraire et esthétique avec la peinture. Il développe l’idée, nous en parlions, que les couleurs interagissent entre elles, le blanc étant pensé comme couleur maîtresse. Il intègre aussi l’obscurité, ce qui est une belle idée. Il psychologise énormément les couleurs, montrant qu’elles ont un effet sur l’homme. Il établit aussi un système de paires, montrant que certaines couleurs s’appellent. Le texte de Goethe, difficile, est essentiel et passionnant. Plus tard, Kandinsky développe lui aussi une théorie de la couleur, la spiritualisant, la libérant du poids de la matière et de la fiction, le drame de la couleur, selon lui, étant qu’elle entraîne immédiatement la narration. Si l’on dit par exemple Le Cavalier bleu, on image tout un récit. Il préférera la géométrie, voulant défigurer la couleur.

About the Author

Agrégé de lettres modernes, chargé de cours à l’Université Bretagne Ouest, dont les recherches concernent notamment la littérature contemporaine. Journaliste free lance.

 

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