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Ma Famille sera représenté à la Maison du théâtre le 13 mars 2015. Entretien avec Camille Kerdellant et Rozenn Fournier.

 Carlos Liscano est un des plus grands auteurs uruguayens contemporains. Il a été arrêté à l’âge de 22 ans et a condamné à treize ans de prison par la dictature de son pays. Était-ce un souhait de monter cet auteur-là précisément ? Comment l’avez-vous découvert ?

CK : Nous ne cherchions pas un auteur, mais une écriture, et l’avons découvert par hasard, en effectuant un travail de recherche en bibliothèque. Nous cherchions aussi un texte à porter toutes les deux.

Et nous avions l’idée d’une écriture destinée au jeune public, alors que ce n’est pas la ligne directrice de la compagnie. Ma Famille est édité aux éditions Théâtrales, dans la collection « Jeunesse ». On a donc imaginé que c’était une écriture particulièrement destinée aux jeunes…

La découverte du texte nous a tout de suite enthousiasmées. Le texte est très étrangement écrit. Liscano est d’abord un romancier, et Ma Famille s’ouvre sur une narration très développée. Puis, c’est une pièce à onze personnages, mais écrite pour quatre acteurs. À nous deux, nous représentons le texte entier ! Car les personnages ne sont pas distribués : la mère est jouée par l’Acteur 1, mais aussi par l’Acteur 2. Le texte offre une grande perméabilité et une interchangeabilité, qui nous permettent de le monter à deux. Nous avons redistribué les rôles, partagé la narration.

Cela nous impose une rapidité de changement pour passer d’un personnage à un autre, c’est une galerie de portraits très ludique.

Ce fut donc une rencontre ?

CK : Oui, ce texte est arrivé comme une fulgurance. Nous avons été frappées par sa cruauté, sa drôlerie, son étrangeté. Décontenancées par la violence du sujet également, car il est question de vente d’enfants.

Ce texte a des affinités avec le genre du conte. Y a-t-il une adresse au public ?

RF : Oui, dans la narration. On joue l’instant. Mais quand apparaissent les personnages, le quatrième mur se dresse, on entre pleinement dans la fiction.

Le travail autour du récit au théâtre fait partie de l’histoire de la compagnie. Nous avons toujours été attirées par le récit poétique, la force de l’image, de la lumière, de l’espace. Par la présence de corps qui parlent.

Nous avons eu plaisir à retenter cette expérience, de faire vivre un récit, et de voir comment cela s’articulait avec l’apparition des personnages.

Nous portons une grande affection au conteur, qui ouvre un livre duquel sortent des images. Dans d’autres spectacles, nous avons déjà eu un livre sur le plateau, sur un pupitre. L’intérêt des mots, c’est qu’ils portent des images.

CK : Le spectacle, qui a été monté sans production extérieure, a d’abord été présenté comme une lecture à la table – très animée ! Le travail sur la voix, la composition des personnages permettait déjà d’y voir un spectacle. Nous avons donc poursuivi le travail en gardant la table. Mais nous concevons la lecture comme un acte physique.

Sans production, c’est aussi un défi !

CK : Nous avons bénéficié du regard amical de Michaël Egard, mais nous n’avions pas de moyens, mais voulions aller vite. De plus, cela rend le spectacle autonome. Nous avons bricolé la lumière, récupéré des lampes de bureau. La fabrication a été l’occasion de nombreuses trouvailles ! La table est à la fois un lieu à part entière et un décor.

Ce n’est pas la première fois que nous travaillons en auto-production.

RF : Avec peu de moyens techniques, les comédiennes en deviennent d’ailleurs aussi des éléments du décor. Le corps est un décor. Il dessine l’espace par sa posture.

Cette conception du corps vient-elle de l’importance capitale que vous accordez aux mots, à une parole qui fait naître le spectacle ?

CK : Notre théâtre n’est pas figuratif. Dans la pièce elle-même, la note d’intention de l’auteur indique que les costumes ne doivent donner aucun signe de contexte socio-culturel ou d’époque. Les personnages ont tous des costumes similaires. Le décor ne doit pas être réaliste et Carlos Liscano suggère d’inventer.

Nous avons travaillé sur les espaces, par le truchement de jeux de lumière, par le travail sur les hauteurs, les différents plans, le haut et le bas, le dessus et le dessous de la table.

C’est donc un spectacle très visuel ?

RF : Oui, et en même temps, on pourrait fermer les yeux. La dimension vocale est aussi importante : tous ces personnages doivent être reconnaissables à la voix.

Et pour nous, qui sommes dans un jeu très rapproché, et qui nous sommes mises en scène nous-mêmes, il fallait des codes de jeu très clairs. Nous avons créé une partition de jeu qui permet cette discipline. C’est donc aussi une pièce qui s’écoute, et la musicalité de l’une de nous modifie la partition sonore de l’autre.

Le sujet de la vente des enfants est difficile : en quoi la pièce est-elle néanmoins accessible dès 12 ans ?

CK. Le spectacle demande d’ouvrir les portes de l’histoire de Ma Famille, il faut un peu de patience au début. Et peut-être une préparation : les personnages sont hauts en couleur traités avec grotesque, la langue est riche. Il faut y entrer, il est question de famille, de filiation, d’abandon, de la difficulté d’ exister quand on est nombreux, ce que c’est qu’être un corps marchand, ce que c’est qu’être vendu sans que cela choque, puisque dans cette famille-là, les codes moraux de société sont renversés – non sans humour.

Et votre prochain spectacle ?

CK : Nous adaptons un roman, où il est question de deux destins de femmes.

Compagnie KF 

Propos recueillis par Natalia Leclerc

About the Author

Notre agrégée de lettres passe en revue tous les articles, les relit, les corrige. Elle écrit pour différentes revues des articles de recherche en littérature et sciences humaines et s’appuie également sur ses multiples casquettes pour développer les partenariats du Poulailler, en russe, en français, en italien… Natalia pratique le théâtre amateur et bavarde à longueur de journée (en russe, en français, en italien…).

 

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