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Jack Kerouac et Allen Ginsberg, Correspondance 1944-1969, édition et introduction de Bill Morgan et David Stanford, traduit de l’anglais par Nicolas Richard, Gallimard, 2014

Trois oeuvres : Junky, 1952 ; Howl, 1955 ; On the road, 1957.

Trois noms : William S. Burroughs ; Allen Ginsberg ; Jack Kerouac.

Mais pourquoi ces trois-là sont-ils allés si vite, ont-ils frappé si fort dès leur premier livre ?

Hypothèse : parce qu’il fallait clouer sur place la mélancolie, chouette noire étendant ses ailes sur le vaste vaisseau Amérique, et vivre ivre, tels des princes tordus de sexe et de drogue buvant le langage neuf de l’ultramoderne, la frappe de la machine à écrire catapultant les mots contre les murs de la raison calculante et de l’asphyxiante culture.

Kerouac, Ginsberg, Burroughs, martyrs, c’est-à-dire témoins, c’est-à-dire corps de gloire surgissant de l’invivable pour recouvrir de leur verbe spermatique le cauchemar climatisé d’une époque laide à crever.

Liberté tous azimuts, énergie non-stop, unité du monde retrouvé, « irruption de l’éternité dans le temps » seront les étendards de ces écrivains ayant inventé un nouvel état de la littérature, germe aussi bien que frondaison, le corps troué d’expériences limites et de paroles rédemptrices.

Quelques mois après la publication de la correspondance entre Jack Kerouac et Neal Cassady [chronique parue ici même], nous pouvons aujourd’hui découvrir vingt-cinq ans d’échanges de lettres entre l’auteur des Mexico City Blues et d’un autre protagoniste majeur de la beat generation, Allen Ginsberg, « pédale cosmique », « grand poète des juifs du XXe siècle en Amérique », « meilleur écrivain au monde » et sage errant. Parole inaugurale (septembre 1944) qu’on pourrait croire prononcée par Chrétien de Troyes : « N’apportons point d’entraves au mariage de nos âmes loyales – n’est point amour l’amour qui s’altère à la moindre altercation – oh non ! l’amour est un fanal permanent… »

Le 25 mai 1961, Jack Kerouac écrit à Lawrence Ferlinghetti ces mots reproduits en exergue : « J’ai passé ces deux journées à classer d’anciennes lettres, à les sortir de vieilles enveloppes, à attacher ensemble les pages avec des trombones, à les ranger… des centaines de vieilles lettres d’Allen, de Burroughs, de Cassady, de quoi te faire pleurer, les enthousiasmes de jeunes hommes… comme on devient mornes. Et la renommée détruit tout. Un jour, ‘Les Lettres d’Allen Ginsberg à Jack Kerouac’ feront pleurer l’Amérique. »

Chronique d’une aventure intellectuelle, sensible et spirituelle, cette correspondance nous permet de mesurer la part d’endurance et de conviction inébranlable dans la construction des œuvres de ces deux écrivains majeurs pour le XXe siècle littéraire, travaillant et lisant sans relâche, Nicolas Gogol, Les Mille et Une Nuits, Charles Dickens, Emily Brontë, James Joyce, Thomas Mann (« il envoie des pensées électriques à tous »), Jean Racine, William Shakespeare, François de Malherbe, Henry Miller, Henri Michaux, Antonin Artaud, Emily Dickinson, William Blake, Fédor Dostoïevski, Apollinaire, Maïakovski, Cervantès, Rabelais. Foi en l’art, « chose ultime », dans la traversée de la solitude et de la psyché, quitte à en être quelquefois « zinzin » (Ginsberg interné inventant Howl).

Fantasme de Kerouac se rêvant « Thoreau des Montagnes » (10 juin 1949) : « Je veux qu’on me laisse tranquille. Je veux m’asseoir dans l’herbe. Je veux monter mon cheval. Je veux culbuter une femme nue dans l’herbe à flanc de montagne. Je veux réfléchir. Je veux prier. Je veux dormir. Je veux regarder les étoiles. Je veux ce que je veux. (…) Je ne crois pas en cette société ; mais je crois en l’homme, comme Mann. Alors en avant, roule ta bosse, je dis. »

Les paroles sont quelquefois des prophéties autoréalisatrices : « J’ai envie d’écrire sur cette génération dingo, de faire apparaître ces gens au grand jour, leur donner de l’importance, faire en sorte que tout se mette à changer de nouveau, comme c’est toujours le cas tous les vingt ans. »

La première version de Sur la route apparaît immédiatement à Kerouac comme procédant d’une parole révélée (18 mai 1952), d’une transe à « la prose musculeuse » : « Sur la route est inspiré dans son intégralité… Je peux le dire maintenant en repensant au déferlement de la langue. Comme Ulysse, et il devrait être traité avec la même gravité. » Réaction de Ginsberg : « La langue est géniale, le souffle génial dans l’ensemble, les trouvailles relèvent d’un style délirant qui dépote à pleins tubes. Et aussi, le ton est parfois dans un registre proche du cri du cœur lié à la perte de l’innocence. Quand tu écris avec constance et bien, les esquisses, l’exposition, alors c’est ce qui se fait de mieux en Amérique, je trouve. »

Conscients très rapidement d’être considérés bientôt comme des classiques du XXe siècle, Kerouac et Ginsberg font du mot « visions » l’un des termes majeurs de leur amitié d’écrivains : « Ce livre est une véritable vision, la première dans la litt’ américaine depuis qui sait ? » On comprendra qu’ici la littérature est affaire de voyance, et qu’en ce domaine la connaissance de l’Ancien Monde est un atout considérable : « En ce moment j’écris directement avec le français en tête. »

Visions de Cody, Visions de Bill, Visions de Neal, Visions de Gérard (le grand frère mort), Visions de Gregory, Visions d’Elise seront autant de façon de perforer une réalité bourrée d’hypocrisie et d’égoïsme (l’axe Nixon-Kennedy), si loin de l’Inde, du Gange « où je me baigne tout le temps et prie des Blake transcendantalistes et rends visite à des hommes saints » (Allen Ginsberg, 6 octobre 1963)

La découverte du bouddhisme par Kerouac – travaillant alors le corpus oriental avec frénésie – aura constitué peu à peu pour son frère d’âme une indispensable boussole : « Quoique j’aie toujours eu l’intuition que la vie était un rêve, désormais j’ai la confirmation par le plus brillant des hommes ayant vécu que c’est effectivement le cas, par conséquent je renonce à tout, l’écriture, le sexe, tout, j’ai abandonné, ou disons j’espère abandonner tous les diaboliques écoulements de la « vie » au profit de tout ce qui est bon, le non-écoulement comme essence de l’esprit et de la reconnaissance… »

Confidence du compositeur de Dharma : « J’ai l’intention d’être le plus grand auteur au monde et ensuite au nom de Bouddha je convertirai des milliers de gens, peut-être des millions » (4 mars 1955)

Mais la notoriété sera vécue par « l’authentique Ti Jean des bois de Lowell », clochard céleste, comme une véritable malédiction, le besoin d’alcool rongeant inexorablement le château de cartes d’une sagesse durement acquise : « J’ai vu une photo de moi prise récemment dans laquelle j’ai pu voir de mes propres yeux l’effet de cette saloperie de starification : ça me tue à grande vitesse. Il faut que je me tire sinon je vais crever, tu vois pas ? » (18 juin 1959)

« Je prie pour le monde et prie pour que ça marche, je me sens vraiment mal aujourd’hui, peux pas écrire à plus tard » (18 octobre 1960)

On croisera aussi en ces pages les belles figures de Gregory Corso, Peter Orlovsky ou Gary Snyder. Mais, Monsieur Kerouac, que signifie être beat ? « beat generation, membres de la génération arrivée à maturité après la Seconde Guerre mondiale et la guerre de Corée qui prônent une certaine détente par rapport aux pressions sociales et sexuelles et épousent des valeurs antidirigistes, de désaffiliation mystique et de simplicité matérielle, en conséquence sans doute des désillusions de la Guerre Froide. Terme inventé par JK. »

A Brest, je connais une jeune femme qui contemple tous les jours au réveil la signature que « Jean Louis Lebris de Keroack », à la recherche de ses origines familiales de ce côté-ci du monde, apposa sur le livre d’or de son grand-père libraire. C’est un talisman, un schibboleth pour traverser les siècles.

Alléluia !

About the Author

Agrégé de lettres modernes, chargé de cours à l’Université Bretagne Ouest, dont les recherches concernent notamment la littérature contemporaine. Journaliste free lance.

 

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