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Jusqu'au 25 octobre, le fonds Hélène et Edouard Leclerc pour la culture présente une exposition dédiée aux œuvres de Giacometti. Pour en parler, Le Poulailler vous propose trois chroniques en trois épisodes dont voici le premier : un regard sur l'ouvrage de Yanaihara Isako Avec Giacometti.

Avec Giacometti est d’abord le récit de la tentative impossible de peindre le visage de Yanaihara Isakù. Yanaihara est un brillant Japonais venu parfaire sa connaissance de la philosophie à Paris. Il est alors "rapté" par Alberto Giacometti, qui tente de faire son portrait et de saisir la vérité de ce visage qui le fascine et l’épouvante. Yanaihara posera plus de 230 fois entre 1956 et 1961 pour le peintre sculpteur.
Ce livre, traduit du japonais, est la restitution fidèle de ces séances de pose, de ces échanges profonds entre les deux hommes, de ce rituel sans cesse recommencé dans l’atelier de la rue Hippolyte-Maindron.

Qui fait ici le portrait de l’autre ?
En filigrane , Giacometti et sa voix comme un écho pendant tout le livre, ses paroles pendant le travail, sa souffrance, ses cris même, ses mots comme une rengaine douloureuse. Le bruit et la fureur : "C’est impossible", "Vous me terrorisez" , "Il faut avoir un grain, non ? pour continuer ce travail."

Car au fil des séances, Giacometti fait mais aussi défait ce qu’il peint d’un jour à l’autre, pendant la nuit. Et Yanaihara revient chaque matin, midi et soir, pendant plusieurs heures, s’asseoir en face de celui qui cherche à le saisir, qui le peint et le fait disparaître presque simultanément : "Je me suis couché mais j’ai continué mon travail dans mon rêve, où tout était pareil à l’état de veille, à tel point que je ne pouvais distinguer le rêve et la réalité. Je peignais et peignais sans pouvoir fixer sur la toile votre visage que je voyais. J’étais traqué, étranglé, étouffé. Alors, j’ai tout effacé (…) Je m’étonne d’avoir encore le courage de continuer mon travail aujourd’hui."

Si les deux sont parfois découragés, le modèle a vite fait d’être happé par cette expérience qui dépasse toute formation philosophique et le peintre mesure chaque jour le chemin - infime - gagné : "le tableau est très mauvais mais je suis persuadé qu’il sera meilleur demain… Je suis un incorrigible optimiste. Jamais mon travail n’est allé aussi loin."

Le bout de cette quête apparaît parfois ou presque... Comme Clouzot filmant Picasso pour percer le mystère, le récit de Yanaihara traque le mystère Giacometti. Puisque le réel n’est pas le réalisme, comment faire pour saisir la vérité de ce visage fascinant, rendre le lourd et le léger tout à la fois, le rond et l’aigu, le restituer par des lignes infimes superposées, sous toutes ses dimensions? Car le vrai visage est tout ça.

"Je ne dois pas peindre le visage, il faut qu’il naisse sur la toile. Je veux dire qu’il faut le peindre non pas comme une chose qui est là, mais au contraire comme une chose qui n’est pas, une chose qui ne commencera à naître qu’en étant regardée. Mais comment peindre le néant ? Effacer, continuer d’effacer toujours en allant au-dedans, et puis voir ce qui reste…"
Peindre est une guerre pour Giacometti qui ne lésine pas sur les métaphores pour dire sa joie et son désespoir de peindre ce visage-là. Tantôt une blatte ou une souris, un Sisyphe!

D’un côté donc le lion et sa crinière, en lutte, de l’autre, Yanaihara qui résiste.

Les photos, très belles, parsèment le livre et montrent bien l’osmose de ces deux êtres et l’antinomie pourtant de leurs figures : la belle gueule anguleuse de Giacometti et le doux visage impassible de Yanaihara pris tous les deux dans cette expérience où chacun devient le sujet de l’autre (le Japonais finira par renoncer à sa carrière universitaire pour écrire exclusivement sur l’artiste.)

Le récit dit bien cette impossibilité d’arrêter, de se quitter. Giacometti va parfois jusqu’à souhaiter presque sérieusement une guerre qui retiendrait son ami près de lui.

Sans cesse Yanaihara repousse son retour au Japon pour permettre au peintre de "réussir", de rater davantage plutôt, pour recommencer au plus juste.

"Il aurait fallu se dépêcher de réserver une place dans le prochain vol. J’en étais convaincu, seulement je me levais chaque jour pour aller à l’atelier de Giacometti et ne trouvais pas le temps d’aller au bureau d’Air France. Entraîné par l’extraordinaire passion de Giacometti, j’étais suspendu entre l’envie de rentrer vite et celle de poser encore un peu. Mais je mentirais si je disais que je me sacrifiais pour lui en restant à Paris."

La structure même du livre est répétitive puisqu’elle suit au plus près un processus de création en train de se faire, de se répéter à l’infini. Autour apparaissent quand même d’autres figures, sur les photos, dans le texte, dans les interstices de ce duo, entre les séances de pose. Genet, Sartre qui ont eux aussi connu la passion de poser, mais surtout Annette Giacometti qui deviendra l’autre angle d’un triangle amoureux.

"Annette attendait, habillée pour sortir, mais Giacometti et moi n’avions pas la force de nous mettre tout de suite en route. Nous étions dans sa chambre, côte à côte affalés sur le lit avec nos chaussures ; Annette veillait sur nous comme sur deux grands enfants, nous offrant du chocolat, nous mettant de la musique. Après ce moment de détente, Giacometti se rasait, nous éteignions les lumières, fermions la porte à clef, et nous nous en allions tous les trois dans la nuit."

Yanaihara finira par repartir bien sûr... et par revenir tous les étés.

"Notre aventure n’a pas de fin, disait-il, dans dix ans, dans vingt ans, ceux qui visiteront l’atelier seront étonnés de nous voir, exactement comme aujourd’hui, tous les deux face à face. Ce sera tellement merveilleux. Alors peut-être des foules se précipiteront, attirés par cette grande aventure. Annette n’aura qu’à faire payer un droit d’entrée qui suffira à nous faire vivre (…). Ça donnera quelque chose de bon si je vis jusqu’à cinq cents ans."

Les deux sont morts mais il nous reste ce beau livre et l’envie de se précipiter voir les portaits de Yanaihara pour le scruter et le faire renaître.

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Emmanuelle Dauné aime lire, regarder, écouter, rencontrer, picorer pour le Poulailler...et surtout "faire passer", partager une culture accessible, qui nous fait nous sentir plus vivants.

 

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