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S’engager pour un monde meilleur, Frédéric Denhez, Flammarion, France Nature Environnement. 
Entretien réalisé à l'occasion d'une rencontre au café de la librairie Dialogues le 21 juin 2016.

 

Proposer des idées concrètes pour "un monde meilleur", tel est l'objectif de l'ouvrage de Frédéric Denhez. Dans l'entretien qu'il nous a accordé, il met ces idées en perspective avec sa vision de la société, de la politique et de l'économie, lui pour qui l'écologie est une science sociale.

 

À qui ce livre est-il adressé ? Comment avez-vous pris en considération le lectorat des sceptiques ?

Les sceptiques, on n’arrivera pas à les convaincre. Les gens qui doutent et que l’on peut toucher, c’est par l’affect. Dans le monde agricole, beaucoup changent leur pratique pour d’autres questions que l’environnement. On peut agir sur le chasseur qui ne peut plus chasser car il n’a plus de gibier : on lui suggère de remettre de l’herbe, le gibier revient. En plus, cela amène des coccinelles, qui permettent de lutter contre les parasites et de réduire sa consommation de pesticides. De prime abord, les arguments scientifiques ne passent pas, il faut parler aux lecteurs de leur vie quotidienne, de leur métier.

L’essentiel des citoyens se rend compte de la révolution sociale que nous vivons, et dont la nécessité est rendue encore plus évidente par les problématiques d’environnement. Dans quelques années, il n’y aura plus de climatosceptiques. L’écologie n’est qu’un regard distancié sur le fonctionnement de la société.

La question qui se pose n’est pas de savoir ce que je dois faire de moi mais ce qui va changer si moi je fais quelque chose, et ce que les questions d’environnement vont faire sur la société.

Comment analysez-vous la lenteur des évolutions face à l’urgence de la situation ?

On doit changer les modes d’organisation de la société pour des bénéfices qui ne seront visibles que pour nos enfants ou petits-enfants. Les sociétés fonctionnent sur le don / contre-don, or dans notre situation, par définition, c’est impossible : on doit prendre des décisions pour des générations qui ne nous le rendront pas. Ce monde est très flou, aléatoire, on doit faire un pari sur un avenir qui ne nous rapportera rien, alors que tout, autour de nous, est chiffré.

Les armateurs, par exemple, pensent que le modèle actuel du transport maritime est fini. Les super containers constituent une illustration parfaite de la mondialisation. Or ils ont été développés pour un marché avec la Chine qui, elle, crée son propre marché, ce qui fait que ces super containers ne servent à rien. Le patron du port du Havre pense qu’il faut quand même continuer. Mais le monde économique ne tient plus, car si on le continue – jusqu’à la crise – tous les investissements des contribuables pour avoir des ports seront caducs. Il faudrait réglementairement en finir avec cela pour anticiper le désastre. Pour un chargeur aujourd’hui, la visibilité est de moins de six mois. Si la bulle explose, le taux de fret va monter d’un coup, et les baskets chez Décathlon ne coûteront plus vingt euros. La Corée construit des porte-containers de 23 000 EVP (Equivalent Vingt Pieds, ndlr), mais seuls six ports dans le monde peuvent les accueillir. Il faut admettre qu’on a atteint la limite physique du monde. Cette incapacité des ports à accueillir physiquement les bateaux ou à accueillir les marchandises en est une illustration.

Pensez-vous que le développement durable soit le dernier objet générant un réel engagement ?

Oui, si l’écologie est bien conçue comme une science sociale et non naturaliste. Il ne faut pas qu’elle serve de « caution verte ». L’écologie ne peut être souriante.

Dans quelle mesure est-ce un livre de vulgarisation ? un essai ? un livre de recettes ?

Les chercheurs arrivent à se comprendre entre eux. Vis-à-vis du grand public, jadis, les chercheurs avaient tendance à condescendre. Aujourd’hui, l’appétit de savoir des citoyens est sensible : les chercheurs se mettent à parler un langage clair, ni catastrophiste ni larmoyant. Il y a une beauté de la complexité : on montre que tout est dans tout.

Notre objectif n’était pas d’utiliser les grosses ficelles du judéo-christianisme, de la culpabilité. Nous avons souhaité parler aux gens de leur vie.

Quelle est la place des acteurs individuels, associatifs, privés, publics dans ces évolutions ?

L’individu ne fera rien, ne participera pas si on ne l’y oblige pas, par tirage au sort. Pour moi, le Sénat devrait être une chambre des pairs, avec des représentants des corps de l’Etat, des métiers avec en plus, un tiers de citoyens tirés au sort. Aujourd’hui, les rares citoyens qui s’engagent appartiennent à des structures mutualistes : ils interviennent sur les débats publics.

Le monde économique change plus vite que le politique. Mais l’intervention des pouvoirs publics reste nécessaire.

Au quotidien, agir, c’est être cohérent, c’est ne plus prendre l’avion pour se déplacer en France, ne pas prendre la voiture en ville, faire attention à ce qu’on achète, car acheter c’est voter.

On peut considérer qu’il y a de la vanité à vouloir laisser une trace. Donner de l’immobilier pour construire un parc éolien, c’est voyant, c’est une trace laissée dans l’histoire. Il faut peut-être s’appuyer là-dessus pour faire agir les citoyens, car l’éthique a une toute petite place dans la politique. Mais on est arrivés à un effet de seuil, et il y a donc urgence.

L’éthique est centrale, pourtant on parle de sensibilisation : vous adressez-vous plutôt au sentiment moral des lecteurs ou à leur sensibilité ?

La sensibilité, oui mais pas la sensibilité naturaliste. La France est un pays de paysans et d’ingénieurs, qui n’accorde pas de valeur absolue à la nature, comme c’est le cas dans les pays protestants. On peut agir sur la corde sensible des parents : quel monde ils laissent à leurs enfants. Quand on observe le marché immobilier, on a de fortes raisons de craindre que nos enfants ne pourront pas se loger. Il faut une remise en cause, il faut poser les bonnes questions sur les factures que les enfants paieront pour notre mode de vie très dispendieux.

Nous sommes à une période charnière : l’avenir n’est pas écrit, la flèche du temps peut retomber, plus personne n’est sûr de rien. Il faut donc faire en sorte que l’avenir soit moins sombre.

Nous ne sommes donc plus dans une pensée du progrès ?

Les écolos sont contre, mais il convient de s’interroger sur son utilité. Une science qui cherche pour le bien de la société est dangereuse, c’est ainsi qu’elle est instrumentalisée dans les totalitarismes. Il faut s’interroger sur les conséquences prévisibles du progrès et en assumer le coût. Or aujourd’hui, la valeur de l’avenir est presque nulle, mais c’est la première fois, je crois, que l’on s’interroge enfin sur le coût réel de nos actes.

Un événement comme la COP21 est certes surtout symbolique, mais le pas franchi est énorme. On a saisi que l’avenir ne va pas couler de source.

Comment communiquer avec les décideurs ?

Le monde économique voit que le prix de son activité devient insupportable, mais les décideurs politiques sont des produits de notre société monarchique. En France, il n’y a pas de vie sans État : le problème essentiel, c’est la tête du roi. On est dans une logique d’infantilisation des citoyens. La France a besoin d’un sauveur pour être vraiment une république, mais un sauveur éclairé. C’est un pays difficile à réformer, et la décentralisation n’a fait que multiplier les parodies. On est les héritiers d’une pensée formalisée, qui laisse peu de place à l’intuition, au doute, à l’aléa. Notre élite est ingénieure. Pour un polytechnicien, la pollution, c’est un problème de débit et de niveau.

Or l’écologie se pense selon des effets de seuil, impossibles à modéliser. On est obligés de faire un pari sur un avenir à partir d’un présent de plus en plus variable et aléatoire.

 

Propos recueillis par Natalia Leclerc

About the Author

Notre agrégée de lettres passe en revue tous les articles, les relit, les corrige. Elle écrit pour différentes revues des articles de recherche en littérature et sciences humaines et s’appuie également sur ses multiples casquettes pour développer les partenariats du Poulailler, en russe, en français, en italien… Natalia pratique le théâtre amateur et bavarde à longueur de journée (en russe, en français, en italien…).

 

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