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L’un des plus grands plaisirs de la lecture d’œuvres narratives, le lecteur de profession aurait parfois tendance à l’oublier, est celui de se laisser embarquer, piéger, manipuler, dessaisir par le charme d’une rhétorique nous faisant confondre les substances du rêve et de la réalité.

Plaidoyer pour une lecture empathique, Lire dans la gueule du loup de l’universitaire Hélène Merlin-Kajman pense l’expérience de lecture dans sa fonction réparatrice, la littérature étant considérée comme un objet transitionnel, un tissu délectable permettant par la symbolisation, l’entremêlement des voix, d’accepter la rudesse du monde. Winnicott fait ici une entrée magistrale dans la théorie littéraire, on apprécie, sans oublier que Bowlby serait probablement aussi inspirant. 

Lire à haute voix aux enfants de façon généreuse, complice, se mettre à la place de l’autre, est une manière de voyager ensemble, de partager des émotions favorisant la rencontre précieuse des imaginaires et des espaces intimes, d’accroître sa capacité à faire front - lorsque l’on est grand d’ailleurs, même s’il n’y a personne à côté de nous, lit-on vraiment seul ?

Toute lecture véritable est une mise en jeu d’affects, expérience de tremblement, recomposition identitaire, et la beauté communication, au sens de Rilke, c’est-à-dire lien de feu, sceau brûlant.

Interpréter les textes – construire trop souvent un sarcophage - n’est pas suffisant. Se laisser dénuder semble bien mieux, si un messager (papa, maman, un ami), lecteur attentif, nous protège de la violence de ce qui est narré quelquefois.

Ecoutons Hélène Merlin-Kajman, professeure à Paris-III-Sorbonne-Nouvelle : « A mes yeux, la littérature doit s’entendre comme cet ensemble de textes qui visent à produire des effets sur la sensibilité des lecteurs (terreur et pitié, bien sûr, mais aussi rire, curiosité, émerveillement, sympathie, indignation, etc.) de façon à ouvrir un champ d’expérience à la fois singulier à chacun et cependant en quelque sorte commun, et cela, en dehors de tout souci pratique immédiat. Le bénéfice qu’en retire le lecteur tient au fait qu’il se retrouve de la sorte relié à d’autres par un ressenti commun dont l’enjeu est décalé par rapport aux impératifs immédiats de la vie sociale et dont l’objet n’est pas clairement identifiable. » 

Ne boudons pas notre plaisir, la littérature est aussi une auberge espagnole ouverte à tous les fantômes, et les éditions Verdier, comme d'habitude, d’excellents hôtes.

Que faire quand un cyclone s’apprête à fondre sur vous, et déraciner l’arbre familier visible de la fenêtre où vous travaillez, cet orme, ce fauve, ce Baku, que vous avez pris l’habitude de regarder favorablement comme un mangeur de rêves ?

Comment supporter de vivre dans le désabrité ?

Un grand-père mort revient hanter vos nuits, avec lui l’épouvante d’une agonie, vous n’êtes plus seul. Pourtant, votre parole est un sanglot : « La plupart des êtres meurent sans témoin, me dis-je. Et ça me fait honte, honte. »

Le grand Vivant, de Patrick Autréaux, fruit d’une résidence d’écriture à la Chartreuse de Villeneuve-Lez-Avignon, est un tombeau, « poème debout » offert à qui saura le réciter, le faire tenir en voix – une tournée a lieu actuellement. La littérature y est considérée comme un hommage aux morts, une façon de les soigner en les retournant, de caresser leurs os une dernière fois, d’apaiser définitivement leur esprit.

Le texte est court, demande de laisser monter en soi lentement les visions qui le constituent, c’est un palais de souffles où la langue fait voltiger le temps.       

Le 4 septembre 1945, Sonia A., peintre espagnole de 23 ans, se déshabille, puis, dans la continuité du mouvement de soustraction qu’elle venait d’accomplir, se défenestre.

Un corps papillonne quelques instants avant de se fracasser sur des débris de verre dans le Londres de l’après-Blitz. 

Qui est donc cette femme dont la chute énigmatique sera décrite par le poète surréaliste égyptien Georges Henein (1914-1973) dans l’un de ses carnets ?

On ne sait pas toujours pourquoi ni comment, selon quelle logique secrète, les noms circulent et ressuscitent. David Bosc, écrivain psychopompe, remarqué pour La Claire Fontaine (Verdier, 2013), a su se souvenir, les fantasmes sont des fantômes, de qui devient aujourd’hui l’héroïne brûlante d’un presque conte pour enfants, Mourir et puis sauter sur son cheval, livre placé sous la double protection – lisez bien l’exergue - d’Ossip Mandelstam et Jean Grosjean.

La presse (Daily Express, Sunday Express) s’interroge. On apprend que Sonia A., fille d’ambassadeur assoiffée de liberté, notait ses rêves, se considérant peut-être comme une immortelle. Déséquilibre mental d’un libre enfant de Summerhill ? Le Lenz de Büchner ne désirait-il pas plus que tout marcher sur la tête (traduction de Jean-Pierre Lefebvre en Points recommandée) ? Quel était le plus grand souhait de Kaspar Hauser ?

On découvre un peu mieux Sonia en lisant quelques passages de son journal, superbe – très efficace dispositif littéraire inventé par un romancier faisant de son imaginaire un atout de fin limier.

Lisons cet aveu (cf. Patrick Autréaux plus haut) : « Cette intuition me vient qu’on ne meurt peut-être jamais que devant témoin, afin que l’ordre du monde ne soit pas renversé. »

Aussi : « Pourquoi la tête du cheval nous émeut-elle si fort ? C’est la douceur de la lèvre et des naseaux de velours gris – tandis que sous l’œil on sent l’os, couvert à peine d’un cuir rêche, le crâne promis à la blancheur. Voilà pourquoi nous attendrit tellement la tête (horrible) des chevaux : le plus doux du vivant sur la promesse infaillible de sa destruction. »  

Peut-on expliquer l’inexplicable ? La mort est-elle une décision ? David Bosc, cavalier mexicain au costume de squelette, écrit pour s’approcher du mystère - souvenons-nous des derniers moments de Gustave Courbet hallucinés dans son précédent livre.

Il règne sur Veracruz, d’Olivier Rolin, un parfum d’Orson Welles ou de John Huston. Faucon maltais, Soif du mal. Un homme auréolé d’un feutre, accoudé au bar d’une ville mexicaine, une chanteuse cubaine au charme irrésistible, des vapeurs d’alcool, un 7.65 Walter fourré dans un sac, la naissance d’un « amour-faucon », une ivresse aux éblouissements russes.  

Mais la belle (Dariana) disparaît, et il faut attendre.

Arrive un jour un pli apporté par la poste contenant quatre récits écrits à la première personne (Ignace, Miller, El Griego, Susana en seront tour à tour les narrateurs), quatre verres dépolis reflétant la même scène, violente, moite, sale. Un territoire de serpents et de sexes ouverts au fer blanc.

Qu’on en juge : « Miller a dit qu’il me châtrerait si je recommençais, et je sais qu’il est capable de le faire. Y pendrai plaisir, même. Capable de tout. Une bête féroce. C’est pour me rappeler cette menace qu’il laisse toujours traîner un couteau… ici ou là, à large lame, on s’en sert pour les béliers, je suppose… les boucs. »

On apprécie l’exercice de style. Olivier Rolin joue, la roulette tourne. Combien de balles dans le barillet ? Il reste trois parties, et quelques réflexions métadiscursives bien balancées : « Ce serait avoir une idée bien simpliste de la littérature que de penser qu’elle reflète sans détour, sans malice, la personnalité de l’écrivain. Il faut une grande naïveté, une ignorance des ruses de l’écriture pour croire ce genre de platitude, qu’enseignaient encore de vieux professeurs du temps que j’étais étudiant. La littérature est une tromperie sans fin. »

La littérature est un trompe-l’œil.

Olivier Rolin, que Proust n’énerve peut-être pas tant que cela, écrit contre Sainte-Beuve, mais avec Paul Valéry (on ne publie jamais que par hasard), les yeux plantés dans les seins de son héroïne fantasmatique, « petits et hauts, luisant comme du cuivre dans la pénombre, spirituels comme tout en elle. » Comme un cyclone à la Jamaïque.

Il se pourrait bien que l’écrivain de profession entrevoie, dans les motifs qu’il imagine, le spectacle de son avenir.

Nous vivons une fable. Shanghai est une méduse, la vieille Europe bientôt un tableau de Hopper.

Et pendant ce temps à Veracruz, de beaux livres s’écrivent, que nous lirons à haute voix à des enfants que nous espérons peu sages.

Hélène Merlin-Kajman, Lire dans la gueule du loup, Essai sur une zone à défendre, la littérature, Gallimard, 2015, 330p

Patrick Autréaux, Le grand vivant, Verdier, 2016, 46p

David Bosc, Mourir et puis sauter sur son cheval, Verdier, 2015, 94p

Olivier Rolin, Veracruz, Verdier, 2016, 128p

Vous pouvez me retrouver sur mon blog L'Intervalle

About the Author

Agrégé de lettres modernes, chargé de cours à l’Université Bretagne Ouest, dont les recherches concernent notamment la littérature contemporaine. Journaliste free lance.

 

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