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Jean-Luc Annaix adapte Courir de Jean Echenoz pour le théâtre. Pari parfaitement réussi puisque l'écriture se fait oralité! Paru en 2008, Courir est le treizième roman d'Echenoz et fait partie d'un triptyque. Il en est le deuxième volet, se situant après Ravel et avant Des Éclairs. Echenoz s'intéresse à trois destins: le premier est musicien (pas besoin de préciser de qui il s'agit, le titre étant assez explicite), le deuxième sportif (Zatopek), le dernier physicien (Nicolas Tesla alias Gregor). Mais je vous vois venir et vous allez me demander quels sont leurs points communs. Et bien, ce sont des personnages à la fois solitaires et géniaux. Et pour tout dire, leur passion les obsède. Mais rassurez-vous: vous n'avez pas besoin d'être un spécialiste de l'ostinato, du marathon ou du courant alternatif pour apprécier cet ensemble, qui se laisse lire ou écouter jusqu'au bout tant le style d'Echenoz est fluide.

Tout le monde ou presque le sait, Zatopek est un grand athlète tchèque qui marqua les années 1940-1950. Jean Echenoz est fasciné par ce grand sportif et l'on comprend aisément qu'il ait eu envie d'écrire sa vie. Mais Courir n'est pas pour autant une biographie. En effet, l'auteur, s'il conserve quelques épisodes marquants de la vie d'Emil, prend quelque liberté par rapport au réel. D'ailleurs, Émile est écrit avec un e final pour mieux le distinguer du sportif qui a réellement existé. Mais peu importe et je ne chercherai pas à démêler le vrai du faux, car l'enjeu du roman n'est pas là. Je crois plutôt que Jean Echenoz cherche à comprendre la naissance d'un mythe et à le recréer par l'écriture. L'auteur devient alors un expérimentateur… Ne perdons pas de temps et entrons tout de suite dans son laboratoire.

Émile, né un 19 septembre en Tchécoslovaquie, n'est pas du tout destiné à devenir un coureur de fond. Issu d'un milieu modeste, ce "grand garçon blond au visage en triangle, assez beau, assez calme et qui sourit tout le temps" n'avait le choix qu'entre deux carrières: entrer dans l'usine Tatra où on fabrique des voitures ou à Bata, qui propose "une autre façon d'avancer", la chaussure. Émile est engagé chez Bata où il est assigné à différents postes. Chaque année, l'entreprise organise une course à pied. Émile déteste le sport. Puis, pendant l'occupation nazie, on organise de grandes manifestations sportives. Émile est obligé de participer à un cross-country où il termine deuxième "sans s'en apercevoir". Le hasard serait-il nécessaire à la construction du mythe? Émile découvre alors qu'il a un don et cela va marquer un tournant dans sa vie. Il va aimer courir, un peu, beaucoup, passionnément… à la folie. Il expérimente et révolutionne les méthodes d'entraînement de l'époque, ce qui lui permettra de dominer ses adversaires, même "l'homme des forêts profondes", le redoutable Heino.

Chaque compétition est construite de la même façon: description des lieux, départ, course, arrivée et applaudissements des spectateurs. Echenoz, comme Ravel, se transforme en chef d'orchestre et crée un effet d'ostinato, consistant à répéter obstinément la même formule rythmique. Obstiné, Émile l'est lui aussi, accélérant le rythme chaque fois que son corps aimerait ralentir. Les performances et les records s'enchaînent à folle allure jusqu'aux Jeux Olympiques d'Helsinki qui marquent le sommet de sa carrière: Émile remporte, en effet, le 5000 et le 10 000 mètres ainsi que la marathon. Trois médailles d'or remportées en une dizaine de jours par le même athlète. Du jamais vu, surtout avec un style aussi improbable! "Il ne cache pas la violence de son effort qui se lit sur son visage crispé, tétanisé, grimaçant, continûment tordu par un rictus pénible à voir. Ses traits sont altérés, comme déchirés par une souffrance affreuse, langue tirée par intermittence, comme avec un scorpion logé dans chaque chaussure. […] Sur son cou penché du même côté, sa tête dodeline sans cesse, brinquebale et ballotte de droite à gauche".

Tous ses records lui valent le surnom de "la Locomotive" et on devine la fascination de Jean Echenoz pour cet athlète hors-norme dont le corps s'est transformé en machine à force de travail et de volonté. Émile devient alors Zatopek, nom scandé dans tous les stades à chacune de ses victoires. "Ce nom de Zatopek qui n'était rien, qui n'était rien qu'un drôle de nom, se met à claquer universellement en trois syllabes mobiles et mécaniques, valse impitoyable à trois temps, bruit de galop, vrombissement de turbine, cliquetis de bielles ou de soupapes scandé par le k final, précédé par le z initial qui va déjà très vite: on fait zzz et ça va tout de suite vite, comme si cette consonne était un starter. Sans compter que cette machine est lubrifiée par un prénom fluide : la burette d'huile Émile est fournie avec le moteur Zatopek". Il sait travailler et fatiguer ses adversaires pour mieux les décourager et les achever.

Mais soudain, l'expérimentateur Echenoz met fin à l'expérience: "je [J.E. = Jean Echenoz ?] ne sais pas moi, tous ces exploits, ces records, ces victoires, ces trophées, on commencerait peut-être à en avoir assez. Et cela tombe bien car voici qu’Émile va se mettre à perdre". La mécanique s'use, le corps est fatigué, Émile se met à douter et à perdre, puis à gagner de nouveau, puis à perdre et à perdre encore. Les Jeux Olympiques de Melbourne sonnent le glas de sa carrière. Émile ne participe qu'au marathon et finit à la sixième place. Place honorable, me direz-vous, mais pas pour Émile qui se laisse tomber à genoux en franchissant la ligne d'arrivée et qui se met à vomir sa défaite. Le mythe s'écroule.

Voici que le temps s'accélère et que plus d'une dizaine d'années sont passées, Alexander Dubcek est nommé premier secrétaire et prône l'ouverture à l'Ouest. Prague, où jusqu'à présent tout le monde avait peur de tout le monde, devient une ville où il fait bon vivre. On est libre! Mais Moscou ne voit pas cela d'un bon œil et décide d'envoyer ses troupes. Quand "les Soviétiques sont entrés en Tchécoslovaquie", l'accueil est aussitôt "hostile" et "résistant". On entend un peu partout des tirs de pistolets et de mitrailleuses. Des manifestations sont organisées. Au cours de l'une d'elle, Émile, qui a été reconnu au milieu de la foule, improvise maladroitement un petit discours, appelant à boycotter l'URSS au Jeux Olympiques de Mexico. La grande sœur soviétique riposte aussitôt en renvoyant Émile de son poste qu'il occupait au ministère, il est aussi exclu du Parti, banni de Prague et envoyé comme manutentionnaire dans une mine d'uranium. Émile travaille pendant six années dans l'enfer des particules radioactives, puis Moscou décide de lui faire un petit cadeau en lui offrant une "promotion". Tel un phœnix, il revient à la vie, il renaît au milieu des ordures en devenant éboueur à Prague. C'est alors que tout le monde le reconnaît et l'acclame. Tous les jours, Émile suit à petites foulées le camion-poubelle dans l'ovation générale. On refuse même qu'il touche aux détritus, chaque habitant déversant dans les bennes ses propres ordures. Hélas, cela ennuie "la sœur aînée du socialisme" qui aussitôt l'expédie à la campagne où Émile est officiellement déclaré géologue. Le doux Émile, à qui le Parti demande plus tard de faire son autocritique et qui pense ne pas mériter mieux, finit archiviste au centre d'information des sports. Émile qui a connu la lumière restera désormais dans l'ombre : le régime l'a définitivement broyé.

COURIR-ECHENOZ 2_©Stephane Rebillon

La scénographie est simple et résume en quelques éléments la carrière sportive de Zatopek: armoire métallique de vestiaire, bancs et couloirs de course peints au sol. En arrière-plan se dresse un bâtiment qui évoque le parcours professionnel d’Émile : on imagine l'usine Bata dont la façade est incrustée de dossiers, rappelant les fichiers dont dispose le Régime Socialiste sur chacun de ses habitants, mais aussi les archives du centre d'information des sports. Sur cette façade, nous apercevons à plusieurs reprises, grâce à la vidéoprojection, des systèmes de rouage faisant écho à la mécanique Zatopek et symbolisant le régime politique qui broie inexorablement les individus, même s'ils ont porté haut les couleurs de la Nation.

L'environnement est assez froid, mais Gilles Ronsin, en incarnant un employé de chez Bata, un militaire, un athlète et un journaliste sportif, arrive à réchauffer l'atmosphère en retraçant la vie de Zatopek et en donnant chair au personnage. Le style échenozien est, en effet, très descriptif parce qu'il refuse de tomber dans la psychologie. Émile prend forme sous nos yeux. Les images sont fortes et dans la bouche du comédien, elles prennent encore plus de sens. Ainsi, on n'a pas besoin de faire beaucoup d'efforts pour s'imaginer les deux équipes qui s'affrontent lors du premier cross-country d’Émile. On croit voir la "sélection allemande athlétique, élancée, arrogante, impeccablement équipée, tous pareils dans le genre übermensch et [cette] bande de Tchèques faméliques et dépenaillés, jeunes paysans hagards en caleçon long". Plus que de voir, Gilles Ronsin nous donne l'impression de participer nous-mêmes à la course. C'est le cas du 10 000 mètres auquel Zatopek prend part lors des Jeux Olympiques de Londres. Après avoir démarré plus lentement que d'habitude, Émile reste en arrière pour observer ses adversaires. Puis à mi-parcours, « il accomplit des ravages, menant un train brutal ». Le comédien accélère sa prosodie. C'est alors que "l'homme des forêts profondes" essaie "d'enrayer la machine en reprenant arrogamment la direction des opérations, mais Émile qui a horreur de voir le dos de ses adversaires ne tolère pas la chose plus de cinq cents mètres". Gilles Ronsin, reprenant à peine sa respiration, poursuit sur un rythme effréné le récit de la course jusqu'à être asphyxié dans le sprint final, puis reprend comme si de rien n'était parce qu’Émile met un point d'honneur à n'être jamais fatigué.

Malgré les années sinistres que nous sommes amenés à traverser avec notre héros, nous rions beaucoup. L'humour subtil d'Echenoz est parfaitement restitué. Humour si subtil qu'il nous avait quelquefois échappé à la lecture mais que le comédien réussit à offrir au public. Et lorsqu'il nous décrit Zatopek en train de courir, Gilles Ronsin, qui n'a pas tout à fait le physique d'un coureur de fond, s'avance sur scène en short et en débardeur délavés, tout droit venus de Tchécoslovaquie et nous mime, tel un pantin désarticulé, la façon de courir de Zatopek, tordant le cou, ballottant la tête, soulevant la jambe. C'est alors que l'humour subtil se fait burlesque!

La clarinette-basse de Michel Aumont remplit l'espace sonore. Lors des courses, la musique se fait ostinato pour mieux rendre compte du côté répétitif des courses d’Émile mais elle devient également explosive et articulée en tendance free jazz pour accentuer le style improbable de notre héros. Dans ces moments-là, la clarinette et la voix de Gilles Ronsin ont du mal à s'accorder car la première a tendance à couvrir la voix du second et on doit tendre l'oreille si l'on ne veut pas perdre un mot du récit. Mais elle devient plus mélodieuse pour décrire les moments de solitude et rappelle les sonorités harmoniques de Louis Sclavis avec qui Michel Aumont a travaillé. Elle peut aussi se faire sinistre lorsqu'elle évoque les événements sombres de l'Histoire.

C'est un bel hommage à Zatopek que rendent Jean-Luc Annaix, Gilles Ronsin et Michel Aumont. Loin de l'übermensch, Émile est profondément humain et c'est peut-être cela qui fait la force de son mythe. C'est aussi une belle idée que d'avoir porté à la scène un roman et de l'avoir fait (re)découvrir au plus grand nombre.

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