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Mathieu Riboulet, Entre les deux il n’y a rien, Verdier 2015

Mathieu Riboulet, Lisières du corps, Verdier, 2015

Mathieu Riboulet et Patrick Boucheron, Prendre dates, Paris, 6 janvier – 14 janvier 2015, Verdier, 2015

Auteur d’une œuvre littéraire passionnante, cherchant un chemin de conciliation entre le corps humain, ses affects, ses désirs, sa parole, et le corps politique, atrophié, humilié, blessé, de notre époque, Mathieu Riboulet, héritier de Pasolini et de Fassbinder, est un de nos grands contemporains, au sens d’Agamben, c’est-à-dire de la capacité à faire face, par le verbe et la concentration, aux lumières noires du temps présent.

Fabien Ribery : Pensez-vous avec Jean-Claude Milner et son livre, Les penchants criminels de l’Europe démocratique (Verdier, 2003), que Hitler a construit le destin de l’Europe, et qu’au fond il y règne toujours ? Votre livre Entre les deux il n’y a rien fait le constat d’une Europe exsangue, ravagée par la mort et la fin du politique. Pourquoi sommes-nous d’ailleurs devenus si tristes ? Votre œuvre me fait penser à certains égards à celle de Camille de Toledo, auteur d’un Essai sur la tristesse européenne (Le hêtre et le bouleau, Le Seuil, 2009). Vous avez le même goût des langues, et le désir incessant de questionner l’Allemagne.

Mathieu Riboulet : La construction européenne, telle qu’elle a été pensée au départ, c’est-à-dire en réalité une moitié de l’Europe (celle de l’Ouest) sacrifiant l’autre (celle de l’Est) pour prix de la prospérité retrouvée, et telle qu’elle est menée depuis, c’est-à-dire sans la moindre ambition politique et avec un abandon entier aux impératifs économiques, ne peut pas produire autre chose qu’un paysage désolé et susciter d’autre sentiment que la désolation. La crise grecque et celle des réfugiés illustrent au-delà du raisonnable l’essentiel de ses errements. Les livres que vous citez ont contribué, chacun dans leur registre, à l’élargissement géographique du champ de mes préoccupations entamé voici quelques années.

F.R. : Avez-vous vécu à Berlin ? Quels sont les lieux qui comptent pour vous ?

M.R. : Je n’y ai jamais vécu mais j’y ai souvent séjourné et beaucoup écrit. C’est lié à cet élargissement géographique que je viens d’évoquer. Beaucoup d’autres lieux urbains comptent aussi, et quelques déserts ruraux nichés au cœur du Massif central…

F.R. : La littérature peut-elle déchirer le nihilisme ? Est-ce votre ambition ?

M.R. : Sans doute, en tout cas j’écris parce que je ne me résous pas à laisser la pensée et le corps aller dans le mur. C’est séduisant le nihilisme, il faut se méfier de la séduction !

F.R. : Votre fascination pour le corps des garçons est immense. Il semble que chez vous, comme chez Pasolini, la révolution intime passe par la rencontre sans discrimination aucune du corps des hommes, dans une sorte de feu de fraternité élémentaire. Je lis ainsi Entre les deux il n’y a rien. Qu’en pensez-vous ?

M.R. : Cette fascination est inépuisable parce que le corps est l’entité première, primordiale, inévitable, sans laquelle aucun rapport avec l’autre n’est possible, que ce rapport passe directement par le contact ou seulement par la vue ou l’échange verbal. C’est le premier maillon de la chaîne de cette fraternité que vous évoquez, raison pour laquelle le corps est constamment dans la ligne de mire des coercitions politiques, morales, religieuses qui toujours tentent de s’interposer entre les êtres et leur propre corps et a fortiori entre les êtres et le corps des autres êtres : à un bout du spectre on est condamné à végéter des années comme un légume sur un lit d’hôpital, à l’autre on est défenestré ou décapité, entre les deux on arrange des mariages, excise et viole, réprime la sodomie ou interdit le mariage gay, l’avortement, la PMA ; de quelque côté qu’on se tourne et sous quelques cieux qu’on se trouve, c’est sur les corps que la pression porte avant tout.

F.R. : Votre livre retrace à grands traits l’histoire du passage à la lutte armée des militants révolutionnaires des années soixante-dix, à Rome et Berlin notamment, à un moment où, plus jeune que ces frères d’armes, trop jeune pour les rejoindre, vous découvrez l’intensité du désir et de la jouissance. Pourquoi la lutte armée ne fut-elle en France qu’un feu de paille tardif, certes meurtrier, avec Action Directe, à la fin de cette décennie ?

M.R. : Ça reste pour moi assez largement mystérieux. La première tentation a été celle de la Gauche prolétarienne, qui a répondu par la négative à la question de la lutte armée, s’est dissoute plutôt que de risquer ce qui ailleurs fut une spirale fatale. Sans doute cette décision en a-t-elle laissé plus d’un dans une frustration, un flottement qui a demandé quelques années avant de se dissiper… Mais sur la « résurgence » Action directe proprement dite je ne peux rien dire, je n’en connais ni la genèse ni le parcours.

F.R. : Etes-vous attentif au travail cinématographique de Vincent Dieutre, qui croise quelques-uns de vos thèmes majeurs : la mélancolie, le corps de gloire des hommes, le caravagisme - je pense à votre livre, Les Œuvres de miséricorde (Verdier, 2012) - la fraternité des âmes et des épidermes sur fond de déroute idéologique ? Je pense aussi à un écrivain comme Erri de Luca, ancien militant de Lotta Continua, amoureux de la montagne, tel le personnage éponyme de Avec Bastien (Verdier, 2010) adepte de l’alpinisme.

M.R. :  Dans deux registres et disciplines très différents, le travail de Vincent Dieutre et celui d’Erri de Luca m’importent et me nourrissent. C’est même la lecture d’un bref texte d’Erri de Luca, la préface à La Révolution et l’État d’Oreste Scalzone et Paolo Persichetti (Dagorno, 2000), qui m’a donné l’étincelle pour démarrer Entre les deux il n’y a rien, qui se tenait prêt dans l’ombre. Il pointe toujours les enjeux avec une acuité décisive depuis le cœur même de la langue, comme en témoignent encore ses interventions autour de l’affaire du val de Suse (La Parole contraire, Gallimard, 2015) ou sur le crise des réfugiés dans un récent article (« Si l’Europe refuse l’asile aux migrants, elle les noie », Le Monde, 10 septembre 2015).

F.R. : Les insurgés de Tarnac, leur défense de la commune comme point d’appui d’une révolution à venir, vous donnent-ils espoir ? Vous avez écrit après les attentats contre Charlie Hebdo Prendre dates, Paris 6 janvier-14 janvier 2015, avec l’historien Patrick Boucheron, lui-même auteur d’un livre très remarqué sur l’effervescence politique dans la commune de Sienne et la force politique des images, Conjurer la peur, Sienne 1338 (Seuil, 2013).

M.R. : Ils dessinent en tout cas clairement des possibilités et les contours d’une politique de l’amitié qui ne peuvent que conforter et réconforter en ces temps de disette intellectuelle extrême. C’est dans un geste de même nature que s’est d’emblée inscrit la rédaction de Prendre dates. Des foyers comme le leur ou les textes du Comité invisible (À nos amis (La Fabrique, 2014) est un des livres les plus roboratifs que j’aie lus depuis longtemps) sont autant de points d’appui pour avancer en dépit de tout. La grotesque comédie judiciaire dont ils ont été et sont encore victimes en dit d’ailleurs long sur l’inquiétude que suscite la pensée dans ce qu’on appelle les cercles du pouvoir…

F.R. : En 1982, dans Mourir à trente ans, Romain Goupil filme l’échec et le désespoir, menant souvent au suicide, d’une génération politique sacrifiée. Avez-vous vu ce film ? Comment vous êtes-vous documenté pour écrire Entre les deux il n’y a rien ? Le polyptique du peintre Bernard Dufour, Holger Meins 75, en hommage aux suppliciés de la Fraction armée rouge, ne montre-t-elle pas que l’obscénité est bien davantage du côté du pouvoir en place que de ceux qui font de leur corps un instrument de libération ?

M.R. : Avant d’écrire le livre, j’ai beaucoup lu, surtout sur l’Italie car il y a pas mal de littérature de témoignage et de souvenirs d’acteurs de ces années, à défaut de « livres d’histoire », qui ne sont pas encore faits, ou sont en cours quelque part. Sur l’Allemagne aussi, même si la littérature est moins importante. Enfin pour la France, outre mes propres souvenirs, le précieux ouvrage 68, une histoire collective (1962-1981), dirigé par Philippe Artières et Michelle Zancharini-Fournel (La Découverte, 2008). J’avais aussi en ligne de mire des films, déjà vus et qui faisaient leur chemin, L’Allemagne en automne pour la contribution dévastatrice de Fassbinder à ce film à « sketches », où il place son propre corps, celui de son amant et même leur nudité, au centre de la scène, et celle de Schlöndorf, je crois, sur l’enterrement de Baader-Ensslin-Raspe à Stuttgart ; et Buongiorno notte de Marco Bellocchio sur l’affaire Moro. Et les images de l’ensemble de quinze tableaux intitulé 18 octobre 1977 que Gerhard Richter a consacré à la Fraction armée rouge… Entre autres choses. Ensuite il s’agissait d’oublier un peu tout ça et de retrouver le flux de colère de ces années-là, c’est là qu’était le « vrai » travail…

F.R. : Jean-Marc Rouillan, ex d’Action Directe, est désormais écrivain. Est-ce selon vous une autre façon de se battre ?

M.R. : C’est incontestablement une façon de se battre…

F.R. : Que pensez-vous du « cas » Cesare Battisti ?

M.R. : Honnêtement, rien, je ne l’ai pas étudié de près, même s’il constitue un vrai symptôme du rapport que l’Italie entretient avec ces années-là et la question de l’amnistie.

F.R. : Les guerres en ex-Yougoslavie marquent toute votre œuvre. Pourquoi ?

M.R. : Parce que c’est à partir de là qu’il ne m’a plus été possible de ne pas voir la faillite du projet européen dont j’ai parlé. J’évoque d’ailleurs beaucoup moins ce conflit que, par exemple, Camille de Toledo dans ses textes, mais les quelques allusions que j’y fais résonnent parce que je décris une certaine boucle de l’histoire européenne qui s’ouvre à Sarajevo en 14 et se clôt à Sarajevo dans les années 90. On n’a peut-être pas encore pris la mesure de ce qu’on a laissé s’engloutir dans cette faille-là il y a vingt ans…

F.R. : De qui héritez-vous directement sur le plan politique et sur le plan littéraire ?

M.R. : Je ne sais pas répondre à cette question.

F.R. : Vous considérez-vous comme un survivant, vous qui avez connu les premières heures de l’épidémie de Sida, qui emporta votre ami Martin, complice de vos premières initiations sexuelles ? Vous citez inlassablement les noms des militants révolutionnaires « assassinés comme des chiens » (Pierre Overney, Philippe Mathérion, Pierre Beylot…) par la police et les divers vigiles de l’époque. Votre texte est-il un mémorial, à l’instar de ceux du poète Jacques-Henri Michot (Comme un fracas, Al Dante, 2009) ? Vous répétez : «  Car nous savons le nom des assassins. » Qu’ont-ils à craindre désormais ?

M.R. : J’imagine qu’à des degrés divers il y a eu chez tous ceux qui étaient des « candidats » parfaits au sida et à la mort prématurée un sentiment de cet ordre-là en découvrant qu’ils n’étaient pas malades…

Les survivants, là où ils sont et avec les moyens qui sont les leurs, s’occupent souvent ensuite de ce à quoi ils ont survécu, je rappelle la citation de Saint-Just que j’ai placée en ouverture d’Entre les deux il n’y a rien : « Ceux qui survivent aux pires crimes sont condamnés à les réparer. » J’ai écrit l’Amant des morts en 2008 comme un tombeau pour ceux que la maladie a emportés avant 1996, Entre les deux il n’y a rien est évidemment un tombeau pour ceux qui sont restés sur le carreau de ces luttes, de ces combats, de ces attentats, Prendre dates prend soin avant toutes choses de rappeler les noms, d’inscrire les dates, c’est une des fonctions premières de la littérature, à mes yeux. Mais il faut aussi, quand on les connaît, citer le nom des assassins, qui parfois meurent et parfois courent encore. Ce qu’ils ont à craindre les regarde ; le texte, lui, est là pour les mettre à leur place.

F.R. : Edouard Louis (En finir avec Eddy Bellegueule, Seuil, 2014), Didier Eribon (Retour à Reims, Fayard, 2009), écrivent la difficulté d’être « pédé ». Les réprouvés peuvent-ils tirer fierté de leur relégation sociale ?

M.R. : Oui, naturellement ils n’y sont pas tenus, mais ils peuvent. Didier Eribon a parfaitement démontré de quelle façon les pédés s’étaient saisis de l’arme que constitue l’insulte homophobe pour la retourner contre les agresseurs et en faire un marqueur de fierté. Evidemment cette opération est possible sous nos lattitudes où l’homophobie est vive mais majoritairement verbale, d’où mon recours délibéré au terme « pédé », qui est un vocabulaire de l’insulte, plutôt qu’à celui de « gay », plus lisse. Mais rappelons que la relégation sociale ressemble à une promenade d’agrément comparée aux défenestrations et autres lapidations dont les homosexuels syriens ou irakiens, par exemple, sont actuellement victimes… Nous avons la chance de pouvoir nous échapper, ce dont les parcours de Didier Eribon et d’Edouard Louis témoignent.

F.R. : Vous écrivez : « On fait partie du problème, ou de la solution. Entre les deux il n’y a rien. » Pouvez-vous expliciter cette phrase ?

M.R. : C’est une phrase attribuée à Ulrike Meinhof qui me semble résumer radicalement les termes dans lesquels se sont un jour posées les interrogations politiques et contenir l’espèce de « promesse nihiliste » qu’elles portent en germe.

F.R. : Vous pensez qu’ « on n’a jamais plus baisé comme alors [les années 70]. » Pourquoi ? Parce que le désir de révolution s’est atténué, voire a disparu, et qu’on faisait aussi l’amour dans l’horizon d’une subversion de tous les principes ?

M.R. : Avant tout parce que la menace du sida ne pesait pas sur nous, et parce que pour la première fois nous avions le sentiment de pouvoir faire de l’exercice de notre sexualité un vecteur de dialogue avec l’autre susceptible de changer la donne : commençons par faire l’amour, nous en saurons déjà ainsi beaucoup l’un sur l’autre, puis parlons, puis agissons si l’envie nous en prend, nous serons infiniment plus aguerris ainsi. La dimension béni-oui-oui de ce discours ne m’échappe pas, mais ce n’est pas elle que je privilégie, on s’en doute, plutôt le versant noir : l’exercice de la sexualité, l’apprentissage du corps, la jouissance de l’autre, d’où qu’elle sourde, c’est long, c’est difficile, parfois c’est franchement inquiétant, mais si on a vu ça, si on l’a bien compris, on accroît ses chances d’avancer. L’omniprésence de la sexualité aujourd’hui dans tous les domaines ne subvertit évidemment plus rien, elle fait simplement marcher le commerce. Tout est à reprendre sur ce chapitre-là aussi, il faut sortir la sexualité de l’hédonisme, du narcissisme et du profit, la réinvestir comme un vertige, une prise de risque, un abandon…

F.R. : Votre texte est scandé par le souvenir d’un voyage en Pologne en 1972. Pourquoi vos parents ont-ils tenu à vous emmener dans ce pays ?

M.R. : Je pense qu’ils avaient envie de le découvrir, tout simplement, aller dans des endroits où personne n’allait leur plaisait, d’une manière générale. J’étais là, ils m’ont emmené avec eux…

F.R. : Les scènes de sexe que vous décrivez sont d’une grande franchise, mais sans obscénité. Que recouvre ce terme pour vous ?

M.R. : Le sens premier, perdu, d’obscène c’est « de mauvais augure » ! L’obscénité pour moi est du côté du pouvoir, c’est Patrick Le Lay parlant du « temps de cerveau humain disponible », ou Séguéla et sa Rolex, ou Yves Nicolin, le brillant maire LR de Roanne, désireux de n’accueillir dans sa ville que des réfugiés chrétiens pour éviter les terroristes… C’est l’expression décomplexée du cynisme. À côté de ça le spectacle de la partouze la plus brute a des airs de dessin animé pour enfants.

F.R. : Vous exposez une scène primitive d’éveil érotique dans le regard d’un ouvrier immigré croisé dans un bus. On peut penser à du Fassbinder et à Tous les autres s’appellent Ali (1974). La crudité de vos propos quelquefois cherche-t-elle à répondre à la régression morale et à l’autocensure des sensibilités de notre époque ?

M.R. : La crudité du propos ou des scènes que j’évoque cherche d’abord à rendre compte d’une vérité profonde qui s’est donnée à voir un jour précis dans un contexte précis. Pour y voir plus clair, parce que je sais que s’y est joué quelque chose de primordial. Si je cache la crudité de la réalité évoquée sous des périphrases, je triche avec la langue, donc avec moi, donc avec le lecteur. J’essaie de ne jamais perdre de vue que Fassbinder, précisément, n’a jamais triché avec ça, qu’il est, avec Pasolini, l’un des principaux points d’appui que nous ayons pour explorer ces franges.

F.R. : Votre écriture est très orale. Une mise en voix théâtrale vous tente-t-elle ?

M.R. : Oui, mais elle m’intimide. Pour l’instant je me contente d’être, çà et là, le lecteur de mes propres textes.

F.R. : Où trouver la beauté et la force de ne pas se laisser engloutir par la mélancolie aujourd’hui ?

Dans l’écriture, dans l’amour et dans l’amitié.

F.R. : Qui lisez-vous parmi vos contemporains ?

M.R. : Beaucoup de monde, parce qu’il me semble que dans la littérature française d’aujourd’hui des gens sérieux travaillent sérieusement et la langue et le monde où ils sont, en dehors des sentiers battus du cirque médiatique. Mais en citer dix reviendrait à en oublier vingt! Et cela vaut pour la littérature étrangère et les sciences humaines…

F.R. : Votre livre, Lisières du corps, paru également en 2015, m’a rappelé que Kant utilise aussi l’équivalent allemand de ce terme de lisière dans Qu’est-ce que les Lumières ? pour désigner la dépendance de l’enfant envers son tuteur, les lisières étant des sortes de cordons permettant de diriger la marche d’un enfant. Accéder à la liberté, est-ce se libérer de ses lisières ? Comment entendez-vous ce mot ? Ce texte est encadré de deux extraits de poèmes de John Donne et d’Yves Bonnefoy. Pourquoi ces choix ?

M.R. : « Lisières » est à entendre ici au sens de « orée ». Je me tiens à la lisière du corps comme on se tient à l’orée de la forêt : on est encore à découvert, la prairie ou le chemin s’achève, on marque un temps d’arrêt avant de s’enfoncer à couvert, il y a toujours une petite dimension inquiétante dans la forêt, le loup peut encore s’y trouver ! Le temps d’arrêt dans cet espace intermédiaire qu’est la lisière permet aussi d’observer ce vers quoi on se dirige, d’être au plus près, en l’occurrence, de l’objet de son désir. Les six textes qui composent ce petit recueil explorent cette place-là, ce qui advient quand on est au bord, quand on n’a pas encore décidé si on va entrer ou rester où on est. C’est un peu le point extrême où peut aller le texte, je n’ai pas (encore ?) les moyens pour dire ce qui se passe après, quand on est dans le corps.

J’ai trouvé la citation de John Donne dans le beau livre de Gabriel Josipovici, Goldberg : Variations (Quidam, 2014), il m’a semblé que d’évidence elle pouvait ouvrir le livre. J’avais noté celle de Bonnefoy au fil d’une lecture de Raturer outre (Galilée, 2010), elle me semblait si bellement exprimer quelque chose de l’attente de la mort qu’elle a pris elle aussi place comme une évidence après le texte sur le corps mourant puis mort. Et j’aimais cette idée de placer ces brèves descriptions entre deux poètes…

F.R. : Vous vivez la description du corps des garçons comme un combat. Pourquoi ? La beauté des hommes, premier commencement de la terreur, pour reprendre et détourner Rilke, est-elle atteignable par l’écriture ? Votre page se construit-elle comme un équivalent de corps de gloire ?

M.R. : J’ai le sentiment que la description du corps désirant et/ou désiré est un combat qui ne cessera jamais parce qu’une part d’irréductible à l’entendement est toujours nichée au creux du corps et qu’il faut sans cesse y revenir pour tâcher d’éclairer un tout petit peu mieux. Et puis je ne me lasse pas de pratiquer cet aspect essentiel de la littérature qu’est la célébration.

F.R. : La photographie d’un très bel homme est au cœur de Lisières du corps, comme si vous n’aviez pu vous empêcher de montrer aux chanceux qui découvriront votre livre, le dieu Pan. La contemplation peut-elle être un danger mortel ?

M.R. : Je voulais surtout que le lecteur puisse, après s’être construit une représentation mentale de ce garçon en lisant le texte, la confronter à l’« original » et mesurer ce qui le cas échéant l’en séparait ou au contraire l’en rapprochait. Mais on ne sort jamais indemne de la contemplation, on côtoie les abîmes, et on en sort changé. La photo est une proposition d’incarnation de Pan qui fait écho à la présence souterraine du même dieu dans le texte « Un dimanche à Cologne », description du passage d’une sorte de corps sacré au milieu d’une profusion de corps profanes dans un sauna gay ; ce texte étant lui-même un écho à « Prélude de Pan », le second texte du recueil Solitude de la pitié, de Giono, qui décrit l’apparition du dieu païen au milieu d’une fête votive en Provence et les excès en tout genre qui en découlent…

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About the Author

Agrégé de lettres modernes, chargé de cours à l’Université Bretagne Ouest, dont les recherches concernent notamment la littérature contemporaine. Journaliste free lance.

One Comment

  1. Laurent Paquereau / 23 octobre 2015 at 18 h 19 /Répondre

    Il y a de la fierté à tirer d’être un réprouvé? A condition de faire de ce statut un étendard.
    La contemplation qui fait tutoyer l’abîme… C’est tellement vrai.

    Continuez monsieur Ribery à nous livrer des entretiens aussi touffus et tous azimuts.

    Cordialement

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