Une histoire de purgatoire, de paradis et d'enfer. Une histoire d'animals. Un théâtre d'effroi, glaçant, qui pourrait vous laisser sans voix. Sans voix, c'est d'ailleurs une des caractéristiques de la pièce qui se jouera ce soir au Mac Orlan. Les Animals, mis en scène par le Théâtre Ispoug (effroi donc, en russe), est une déclinaison du travail visuel de Leonard Lamb qui exposait ses oeuvres à la galerie de l'université Victor Segalen jusqu'à aujourd'hui. Entretien avec Charlotte Heilmann, comédienne.
Julie Lefèvre: Charlotte Heilmann, qu'est-ce que le théâtre visuel? Les arts visuels peuvent-ils être vivants?
Charlotte Heilmann: C'est un théâtre sans texte, un théâtre de tableaux, vivants, effectivement. Un théâtre qui implique peut-être davantage le corps, qui s'appuie sur l'importance du décor et du costume, qui se situe dans une esthétique expressionniste.
JL: Racontez-nous alors comment ce théâtre est né des œuvres de Leonard Lamb.
CH: Cette création est issue d'un processus relativement long qui s'ancre dans la rencontre de trois personnes: Hélène Polette, Alexandre Bakker (tous les deux metteurs en scène) et Leonard Lamb. Tous les trois ont réalisé un travail important, en amont, en termes de réflexion, d'imagination d'un spectacle qui pourrait être la continuité de l'univers visuel de Leonard Lamb, qui pourrait sortir les personnages de ses tableaux, qui pourrait les animer sur un plateau. Pour cela, ils ont convoqué une équipe de comédiens et la première étape de travail s'est déroulée en Bourgogne dans le cadre d'une résidence. Au commencement, il y a eu, pour nous comédiens, une première approche de ces tableaux et sculptures. Nous sommes allés voir ce travail comme si nous allions visiter une exposition, nous nous sommes plongés dans cet univers, notamment à travers les éclairages que pouvait nous apporter Leonard Lamb. À partir de ce premier moment, en 2013, les trois initiateurs de ce projet ont exprimé leur souhait de mettre en mouvement des personnages récurrents de ces œuvres qui portent également le nom de Leonard Lamb. Des personnages qui apparaissent seuls ou démultipliés, chauves, en noir et blanc. Et cette mise en mouvement impliquait notamment la manipulation des marionnettes et des masques déjà créés. Un fil conducteur a constitué la base du travail: le purgatoire, l'enfer et le paradis. Simultanément à la création scénique, Leonard Lamb (l'artiste) a réalisé un triptyque autour de ces trois endroits. Il me semble important d'insister sur le fait qu'il n'y a pas eu de recréation de masques, nous travaillons depuis le début avec le matériau de base. Leonard Lamb passe son temps, avec sa colle et ses ciseaux, à réparer les marionnettes, après chaque répétition, après chaque spectacle. Ce sont des objets fragiles, que nous avons appris à manipuler.
JL: Une pièce en dix tableaux, qui raconte une histoire, des histoires?
CH: Il ne faut pas trop en dire. Le premier tableau, c'est l'enfer sur terre. Deux dompteurs hébétés et stupides se déplacent sur le plateau et martyrisent les animaux. Ces animaux meurent, et que se passe-t-il après?
JL: Ces animaux, sont-ils en réalité des humains que vous avez choisi de faire figurer sous la forme animale?
CH: Oui, on peut dire cela. D'ailleurs, ils sont moitié hommes-moitié animaux puisque leurs masques s'arrêtent au milieu du buste. Et les comédiens sous les masques portent souvent des pyjamas, des tenues un peu particulières. Il y a, comme dans l’œuvre plus globale de Leonard Lamb, une référence forte à la Shoah, au travers des vêtements, des sirènes qui se déclenchent, des dompteurs fous qui regroupent les gens, qui les trient.
JL: Comment travailler l'univers d'un artiste sans le trahir et en s'autorisant toutefois une certaine émancipation?
CH: Je crois qu'il est important de s'en émanciper. Un point important dans notre processus de travail, c'est la présence constante de Leonard Lamb. L'émancipation s'est donc faite sous son regard, nous avons construit ensemble. La dimension collective de ce projet est réelle et concrète, et je crois pouvoir dire que tous les comédiens ont été impliqués, passionnés, ce qui a stimulé des réflexions à la fois individuelles et communes. Les débats ont été nombreux et lorsqu'une proposition ne semblait pas envisageable pour Leonard Lamb, elle nous disait simplement non, et il était alors important que nous puissions entendre ce non.
JL: Comment votre pratique de comédienne a-t-elle été marquée par ce travail spécifique du masque et de l'absence de texte?
CH: En effet, c'était une pratique complètement nouvelle pour moi. Auparavant, j'ai joué des pièces avec beaucoup de texte et cela me pesait parfois. Donc ce travail a été une révélation. Celle d'une immense liberté derrière le masque qui m'amène, je crois, à proposer des choses plus riches, plus fines aussi peut-être. Travailler sans la voix, c'était appréhender différemment le rythme du mouvement sur scène, le rythme de l'action, le rythme du corps, être plus à l'écoute de l'univers sonore qui est utilisé dans la pièce. Donc la contrainte du masque, je l'ai aimée. Un autre aspect intéressant de ce travail est que nous avons été amenés à créer une technique théâtrale propre à ce masque-là qui est très particulier. Bien sûr, pour cela, nous sommes passés par de nombreux exercices autour de la marionnette, de l'approche de cet objet, la manière dont on l'observe, dont on la regarde, dont on l'apprivoise. Aucun comédien n'était marionnettiste.
JL: Est-il possible d'évoquer l'univers sonore de la musique composée par Patrick Heilmann que l'on entend dans une partie de la pièce?
CH: C'est une musique écrite bien avant la pièce mais que Leonard Lamb aimait beaucoup. Il s'est avéré que son utilisation fonctionne très bien sur le plateau. C'est une musique plutôt contemporaine, ce qui est étonnant parce que Patrick Heilmann est davantage passionné par la musique baroque, qu'il explore notamment à travers le clavecin.
JL: Vous vivez à Brest et vous êtes la seule comédienne du Théâtre Ispoug dans ce cas. Qu'est-ce que cela représente pour vous de présenter ce travail ici?
CH: Oui, je suis la seule Brestoise et nous venons tous des quatre coins de la France. C'est pour cela que le travail s'est organisé sous forme de résidences. Ici, à Brest, je travaille entre autres pour la compagnie L'une et l'autre, avec Julie Eliès. J'avais très envie de présenter Les animals chez moi et j'ai donc proposé que la compagnie L'une et l'autre accueillent le Théâtre Ispoug. Patrice Coum, directeur du Mac Orlan, a manifesté un intérêt réel pour ce projet et c'est tout cela qui permet que la pièce soit jouée cette semaine.
Mots de Leonard Lamb
Le théâtre c'est :
le blanc
le silence – pas de texte
la dentelle
la végétation
les corps flottants
l'exagération
les objets flottants
les fantômes
les corps coupés
le mélange de la dentelle et de l'horreur
le mélange des anges et des démons
le nord de la France
le nord de l'Europe
l'artifice
pas d'expression humaine
le paradis perpétuel
guerrier et soumis à la fois
lévrier chétif et indestructible
la conscience des viscères
faux naïf
fausse mythologie
esclave Mésopotamien
l'omniscient
la mer
les cheveux
les yeux
PRESENCE des animaux
supérieur et inférieur
la fourrure
les algues
dur
les perles
neutre
intermédiaire
fatal-sportif
joyeux-suicidaire
le visage caché
le brouillard
soumis-inflexible
le masque
l'expressionnisme retenu
la cellule
la raideur
le sérieux
l'or
Retrouvez l'article du Poulailler sur le travail de Leonard Lamb.
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