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Un jour, de Michel Crépu, Gallimard, « NRF », 2015
Michel Crépu est venu présenter son récit à la librairie Dialogues le mardi 10 mars 2015. Auteur d’essais et de récits, il a dirigé pendant près de quinze ans La Revue des Deux Mondes, avant de prendre la direction, cette année, de la NRF.

Votre texte est sous-titré « récit », alors qu’il a une portée autobiographique. Comment concevez-vous la question des genres en littérature?

Cette question s’est posée à la fin: j’avais grande envie d’indiquer «roman». Or dans ce texte, tout est vrai. Pourtant la question du roman se pose, non pas pour la présence d’une part d’imagination, puisqu’on n’y trouve pas la moindre embardée vers la fiction. Mais parce que je me suis rendu compte que la figure de mon père avait acquis une autonomie. Elle était devenue une créature analogue à un personnage de roman.

À mon sens, l’imagination, l’invention ne constituent pas des critères du roman. Ce dernier se définit plutôt par l’autonomie de ses personnages. Finalement, j’ai sous-titré « récit », car il y avait bien une ambiguïté et ce terme me semble plus honnête.

En réalité, ma véritable volonté était de faire un portrait. Je me sens portraitiste, c’est le sens de mon travail sur Chateaubriand (Le Souvenir du monde, Essai sur Chateaubriand, Grasset, 2011).

« Cela dit, cette inaptitude à faire simple, cette impossibilité de ne pas recourir au vieux ruban de scotch pour faire tenir debout quelque chose qui va s’écrouler ne laisse pas de m’intriguer. » (p. 42) Ces petits détails qui en disent long sur ce père architecte participent-ils de votre art du portrait ? Comment donner à voir une personne?

Ce sont des éléments d’appréhension de sa personnalité, celle de quelqu’un de rigoureux et d’ordonné. Et en même temps, mon père était caractérisé par son fourbi! [« Cette stratégie du fourbi aura été pour mon père la seule façon de garder la main. » p. 40]

En faire le portrait ne pouvait donc passer que par des approches. C’était quelqu’un de mystérieux dans sa mélancolie. Où était-il alors? Et je n’ai pas nécessairement cherché à trouver la clé, mais ai braqué la lampe sur son cœur – sans y entrer.

Cette manière de parler d’un personnage qui n’est pas totalement transparent pourrait se placer dans le sillage de Sainte-Beuve, pour qui il s’agissait de faire sentir la singularité d’une personnalité, son mystère, ce qu’elle avait de plus propre. Mais sans entrer dans sa pièce secrète, car il ne s’agit pas d’une conversation intime.

D’ailleurs, je connaissais peu de choses sur la vie privée de mon père, sur sa vie avant de sa rencontre avec ma mère. Et je n’ai pas enquêté. J’ai même probablement commis des erreurs, mais elles sont importantes, puisqu’elles relèvent de la mémoire involontaire.

Mais le fait que chacun des dix premiers chapitres commence par une phrase contenant « mon père », lui, est volontaire?

Je ne l’avais pas remarqué! De même, on me demande souvent si j’ai pensé à Camus en écrivant la phrase d’incipit [« mon père est mort la semaine dernière. » (p. 13)], mais je n’ai jamais lu L’Étranger!

J’ai longtemps pensé à cette première phrase pour trouver la bonne longueur d’ondes temporelles : « la semaine dernière », mais laquelle? Une date précise aurait situé le récit historiquement. Or, le titre Un jour dit aussi ce refus de l’exactitude chronologique. Le vrai déclencheur de l’écriture a été la lettre de cet ami, que j’ai placée en Post-scriptum, et où il m’écrivait : « Il reviendra, si j’en crois mon expérience, peupler vos songes, avant de le retrouver un jour. » (p. 149)

Le contexte historique a pourtant une place dans votre récit. Comment avez-vous traité la temporalité?

Je me suis appuyé sur des détails, comme celui des oies sauvages, sur des images dont la dimension temporelle échappe à une chronologie étriquée.

Il s’agissait pour moi d’échapper à l’étreinte de la chronologie et de déployer le récit dans un espace temporel… intemporel.

Le thème du cirque – spectacle que votre père affectionnait – et son attachement à la religion ne participent-ils pas de cette dimension?

En effet, mon père adorait le cirque pour sa magie, sa féérie, pour la sortie hors de la banalité. Mais il admirait aussi la loyauté du cirque: le dompteur, l’acrobate prennent des risques, n’ont pas le droit à l’erreur. Au cirque, on est « cash » avec le public pour la beauté du geste.

De plus, mon père avait connu une autre époque du cirque, celle des parades en ville, du luxe de costumes, de l’odeur de la ménagerie. Il avait vu Grock. Cette fascination pour le cirque alternait avec un autre pôle de sa personnalité qu’était la religion. Il était engagé dans la JOC, dans les courants démocrates chrétiens.

Suite à son attaque, votre père a vécu une véritable désagrégation. Votre récit est-il une réponse à celle-ci, ou une manière de rendre compte de la richesse de la vie de votre père?

Plutôt une tentative de répondre à la désagrégation : Bernard Pivot a souligné dans mon texte un fait lui aussi involontaire, celui de la métaphore de la maison dans le récit, la métaphore de ce qui tient debout, tandis que mon père s’effondre. J’ai aussi été frappé par la réhumanisation que la mort lui a apporté. Il est mort comme un enfant épuisé, mais une fois mort, il a repris un aspect humain, après toute cette période de déformations physiques qui nous l’avaient dérobé, qui avaient presque fait de lui un inconnu, perdu dans ses préoccupations. Tout s’est passé comme si la mort rassemblait quelque chose de disparate, comme si elle avait un effet de récapitulation. Beigbeder a écrit dans sa chronique que j’avais « ridiculisé la mort. » En tout cas, j’ai le sentiment d’avoir gagné une bataille.

Vous écrivez au début du chapitre VIII que votre projet n’était pas de régler vos comptes, d’écrire une lettre au père à la Kafka.

Je n’étais pas du tout dans cette problématique, mais je dois dire qu’il y a bien eu une lutte. Elle n’a pas été frontale, je me suis bel et bien demandé comment trouver mes marques. C’est le problème de l’homme de bonne volonté! Je n’ai pas pu me battre avec lui. Giono écrit une phrase que j’aime beaucoup dans Le Moulin de Pologne: « quelque chose mouillait la poudre. » Personne n’arrivait à entrer en conflit avec mon père, il n’a pas été un père haïssable.

Mon récit est une tentative d’élucidation de ce rapport étrange qui n’a pas été frontal, et qui l’a été à sa façon. Car mon rapport à la littérature a été très différent du sien. Dans ma version du pari pascalien, j’aime l’idée folle qu’il y a une super soirée au pub à la fin du film. Mais je n’ai jamais eu une activité aussi intense que mon père dans l’espace militant, car la littérature a pris la partie.

Vous écrivez que la littérature nécessite « un peu de jeu » (p. 60) – est-ce ce qui rendait la littérature étrangère à votre père?

Kundera parle de la « suspension du jugement moral ». En littérature, au départ, on ne sait pas. La religion apprend la certitude, la littérature – l’incertitude.

Propos recueillis par Natalia Leclerc

About the Author

Notre agrégée de lettres passe en revue tous les articles, les relit, les corrige. Elle écrit pour différentes revues des articles de recherche en littérature et sciences humaines et s’appuie également sur ses multiples casquettes pour développer les partenariats du Poulailler, en russe, en français, en italien… Natalia pratique le théâtre amateur et bavarde à longueur de journée (en russe, en français, en italien…).

One Comment

  1. crepu michel / 13 avril 2015 at 23 h 42 /Répondre

    merci pour cette très fidèle transcription et le bon souvenir d’une belle conversation

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