Golgota - Chronique à deux voix

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« Golgota » : la messe est dite ! - Emmanuelle DaunÉ

On rentre d’abord dans le spectacle par l’odorat, chatouillé par l’encens, pendant que l’on prend place. Un petit homme facétieux se promène dans le public en quête de monnaie, pour allumer des cierges avant la cérémonie…

«La messe est un cirque» a dit Chagall et c’est bien à une messe-cirque, vision mystique et « bartabasienne » de l’ascension du Golgotha, à laquelle on va assister.

Au lever de rideau, c’est la vue qui est happée par ces images picturales qui surgissent de la pénombre. On se rappelle alors des peintres espagnols ou des peintures de Caravage où des corps blancs, une croupe de cheval aux muscles lisses et saillants, surgissent de l’obscur, au fond des églises.

Ici aussi les torses sont clairs, musclés et peut-être même un peu fatigués, en tout cas aiguisés : ce sont ceux de Bartabas, collé à sa monture,  et celui d’Andrés Marin, dont le collant noir galbe les jambes et fait ressortir encore la poitrine. Les muscles du cheval luisent, détendus, non pas domptés mais pleinement là. Deux hommes se font face : le centaure, l’homme-cheval et son reflet inversé, l’homme-danseur dont les pieds magiques deviendront sabots.

Excès de postures parfois quand les visages sont couverts de tissus noirs ou flamboyants mais aussi épures, renforcées par la sobriété du décor. Seuls émergent un escalier dans le fond et une sorte de trône  … auquel font face des musiciens et un contre-ténor !

Car l’ouïe n’est pas oubliée, et l’oreille est charmée, happée par la voix qui s’élève et nous élève. Ces chants mystérieux, liturgiques, sont ceux d’un prêtre espagnol de la Renaissance.

En parallèle, ou en contrepoint, une autre musique, celle produite par le danseur qui transforme son corps en instrument, sa peau, ses cuisses, devenant tambour, ses doigts et ses talons créant le rythme d’un Flamenco différent.

« Je ne comprends pas tout mais je trouve ça beau ! » murmure l’étudiant derrière moi.

À chacun d’inventer son histoire ou de relier ces/les images entre elles.

On peut tout de même proposer un sens dicté par le titre (peut-être pas spontanément accessible d’ailleurs) et voir le « parcours » de Andrés Marin qui danse de tout son corps, comme un cheminement qui le mènera à la crucifixion finale. L’Homme, est crucifié en haut de l’escalier, lié à sa croix, alors qu’à ses pieds se roule dans le sable noir, le Cheval libre.

Auparavant, on aura assisté à un duo-duel : Marin face au Centaure le fait reculer de son souffle. Magnifique !

Toutefois, pas de supériorité de l’homme sur l’animal : les deux, les trois finiront par danser ensemble avant que le danseur n’exécute une sorte de danse sacrale époustouflante sur un carré de métal.

Ce ne serait pas tout a fait juste de s’arrêter là : on a ri !

Comme s’est excusée une femme riant trop fort : « Oh ! On n’est pas à la messe ! »

Non, on est au cirque… et l’autodérision est heureusement un peu là, dans des petits décalages.

L’apparition récurrente du comédien nain, échappé lui aussi d’une autre peinture, amène ce souffle comique : tour à tour enfant de chœur, nonne sautillante venant laver les pieds du danseur, soldat romain ou enfin bouffon assumé, remuant ses grelots et riant, riant autour de la croix.

Beaucoup de Beauté donc, un peu moins d’émotion mais les images sont pour tous gravées sur la rétine, sur le parvis, à la sortie… du théâtre.

La terre, le ciel, et le terre-à-terre - Fabien Ribery

Quand passe dans votre ville la caravane Zingaro, vous pouvez avoir l’impression, si vous ne déboursez pas les plus de trente euros vous accordant le droit de passage, de rater votre entrée au paradis.

On voudrait tant y croire, mais il y a, dans l’habileté des campagnes de communication de la compagnie d’Aubervilliers – merci Jack Ralite - comme un forçage, une façon très désagréable de cibler en chaque spectateur une quantité supplémentaire dans le taux de remplissage du chapiteau, en nous rendant otage d’une émotion présentée comme forcément exceptionnelle. Et on accepte généralement la propagande, parce qu’ainsi va le monde, qu’il devient si rare de rêver, et qu’on suppose, la larme à l’œil, que la paille coûte de plus en plus cher.

On pouvait ainsi lire fin octobre dans la presse généraliste française un touchant avis de décès concernant la fin d’une tournée de deux ans et demie du spectacle Calacas. Plus de 450 représentations en France et à l’étranger, 500 000 spectateurs, et cette phrase conclusive de communicant certainement fier de lui pour remercier un public ayant contribué «  à faire du mythe Zingaro une réalité insolente », tout en préparant l’avenir : « Bartabas et son équipe vous donnent rendez-vous en juin 2015 pour leur nouvelle création qui verra le jour… »

On aimerait tant ne pas être ingrat, remercier à notre tour, et nous embrasser tels de vieux complices au soir de leur vie.

Après tant de succès – 500 000 spectateurs, chers amis - est-il cependant possible de critiquer la logique publicitaire de la SARL Zingaro (une soixantaine d’employés) sans craindre le fouet, et de passer pour un faux-frère ?

Souvenons-nous alors de Calacas, présenté à Brest lors de la précédente saison du Quartz, et de notre déception devant une danse macabre se délectant d’une imagerie efficace, mais très convenue, comme si Amélie Poulain tenait la lanterne magique et s’amusait à se faire peur, s’effrayant des trucages à l’os d’un Ray Harryhausen ressuscité par le Prince noir. Nous sommes au Panorama, les tableaux se succèdent, les chevaux tournent autour de nous à un rythme infernal, faisant défiler aussi bien le souvenir des pénitents de Séville que celui du Que viva Mexico ! de Serguei Eisenstein, les dindons d’Emir Kusturica, que les images de Luis Buñuel, Fernando Arrabal ou Alejandro Jodorowsky. La fanfare fanfaronne, les chevaux sont parfois dalmatiens, et les vautours au centre de la circumambulation des regards. Mais, malgré tant de travail, la grâce des cavaliers et la beauté sidérante des bêtes, avouons notre rapide lassitude devant un spectacle cherchant plus à nous étourdir peut-être qu’à prendre le temps de nous émerveiller, manquant de silence, de transgression, de véritables inventions, imposant son rêve plus que le suscitant. Il y a certes du rituel, du cérémonial – Artaud est une référence - dans cette façon de faire danser les ombres, du caravagisme dans le ténébrisme et du carnavalesque dans l’équestre joyeusement apocalyptique, mais aussi un je-ne-sais-quoi de kitsch faisant passer le poster pour un original.

Œuvre plus intimiste – à l’instar d’Entr’aperçu (2004) et du Centaure et l’animal (2010) – Golgota est un dialogue entre le centaure Bartabas, Andrés Marin, danseur de flamenco émérite, quatre chevaux (Horizonte, Le Tintoret, Soutine, Zurbaran) et un âne (Lautrec). Sur scène également, un contre-ténor et des musiciens (cornet, luth) jouant/chantant avec la plus grandiose des solennités la musique liturgique du Siècle d’or espagnol de Tomas Luis de Victoria.

Agnus Dei, Sanctus, et chant de flammes sèches des profondeurs de l’Andalousie.

Pénétrer chez Bartabas – qui n’est pas seulement un pseudonyme, mais une autre personne - c’est accepter de se dépouiller de son état civil, pour entrer dans les ordres, que l’on soit homme, ou cheval.

Qu’entendre dans le choix de ce nom claquant comme une lanière dans le froid matinal ? « Du barbare, du Barbe-Noire, du Barabbas, du baroque et du baroud. Du marquis de Carabas et du chat botté. (…) Et puis encore du désert, de l’hiver, de la foudre, de la poudre, de l’eau, du soleil, de l’enfance, une immense enfance. »

Entrer à Zingaro – du nom du frison tant aimé des débuts de la compagnie – c’est se laisser débaptiser, pour renaître en scène dans l’invention d’un « hipponyme » fabuleux.

Vous croyiez ce soir que le lusitanien Horizonte n’était qu’un cheval particulièrement doué, comprenez d’abord qu’il est un grand artiste, l’un des héros ayant contribué au succès public d’Eclipse (1997), de Triptyk (2000), ou de Loungta (2003).

Dans Bartabas, roman (Gallimard, 2004), Jérôme Garcin fait le portrait d’un gitan autodidacte en étalon indomptable, légende d’un asocial colérique devenu démiurge ou chamane (qui est aussi le titre d’un film de 1995 au tournage épique) comprenant mieux le langage des chevaux que celui des hommes, bien plus à l’aise aux courses d’Auteuil ou dans les écuries de Versailles que dans les salons où plastronnent les petits marquis : « Avec les chevaux, il ne crie jamais. Avec les hommes, il lui arrive de gueuler. (…) Ceux qui prétendent être de ses intimes mentent. »

Il y a chez cet amoureux des chevaux un goût des belles images, des lignes graphiques, une dramaturgie faite de tableaux vivants – de l’ouvrage de qualité mais quelque peu attendu - une tension permanente entre l’immobilité (l’échelle de Jacob du fond de scène) et le mouvement constamment contrôlé. Golgota, spectacle noir et rouge, nous conduit ainsi dans l’Espagne de nos fantasmes, un pays d’hommes superbement virils (Andrés Marin et Bartabas torse nu, pantalon de toréador moulant), superbement pécheurs (la queue du cheval est un fouet), et de rois tour à tour grandioses et misérables (un trône tout à la fois de grand seigneur et de Père Ubu).

Andrés Marin danse, devient animal, puis sonne (castagnettes, clochettes, claquettes) ou déraisonne, toujours tendu, concentré, prêt à bondir, fauve en cage. Et plus l’humain s’agite – beau geste de Bartabas balançant l’encensoir - plus le cheval semble imperturbable. Nul doute, il est notre souverain, occupant la scène d’un calme véritablement olympien, indifférent au dolorisme, finalement le plus artiste de tous. Un nain passe, c’est un cliché, et l’on regrette, malgré son habileté, les facilités d’un peintre contenant sa rage dans des formes trop reconnaissables pour ne pas être considéré assez souvent comme pompier.

Mais Bartabas crée surtout des écrins scéniques permettant à ses chevaux de resplendir, rapprochant l’homme de l’animal, dressé, mors aux dents, pourtant inatteignable.

On entend dans Mazeppa, film présenté en 2004 au festival de Cannes : « Pour moi, comprendre un cheval, c’est me couler dans la lenteur de son âme. »

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