La Douleur

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À l’occasion de la sortie du film La Douleur, d’Emmanuel Finkiel, adapté de l’oeuvre de Marguerite Duras (où il est question de l’attente insoutenable, en juin 1944, du retour de Robert Antelme à Paris, le mari déporté dans un camp en Allemagne), Le Poulailler livre une chronique peu académique mais hommage à l’écrivain. 

Hurler la douleur de l’attente au moyen de mots, c’est hurler encore plus fort (Cri du vice-consul de Lahore et cri de Duras : « les mots ne correspondent pas »[1]). C’est cogner l’insoutenable sur les remparts du sens (Voix de Sarraute : « Il faut s’y résigner : le langage, quoi qu’on fasse, signifie »[2]). C’est creuser de ses mains une fissure – qui devienne trou – dans le langage (Voix de Duras, 2 : « Ç’aurait été un mot-absence, un mot-trou, creusé en son centre d’un trou, de ce trou où tous les autres mots auraient été enterrés. On n’aurait pas pu le dire mais on aurait pu le faire résonner. Immense, sans fin, un gong vide […] ce mot, qui n’existe pas, pourtant est là : il vous attend au tournant du langage, il vous défie, il n’a jamais servi, de le soulever, de le faire surgir hors de son royaume percé de toutes parts à travers lequel s’écoulent la mer, le sable, l’éternité du bal dans le cinéma de Lol V. Stein »[3]) pour que toutes ces choses que ce même langage a d’emblée forclos (Voix de Beckett. Il susurre : « L’Innommable ») se déversent et que cesse, une fois pour toutes, la honte de la littérature (Voix de Duras, 3 : « La douleur […] Je me suis trouvée devant un désordre phénoménal de la pensée et du sentiment auquel je n’ai pas osé toucher et au regard de quoi la littérature m’a fait honte. »[4])

Le hurlement perdure et l’innommable de demeurer en marge(s) du livre, dans le leurre du seuil, c’est selon :

« C’est impossible à faire, sortir du sens, aller nulle part, ne faire que parler sans partir d’un point donné de connaissance ou d’ignorance et arriver au hasard, dans la cohue des paroles. On ne peut pas. On ne peut pas à la fois savoir et ne pas savoir. Donc ce livre dont j’aurais voulu qu’il soit comme une autoroute en question, qui aurait dû aller partout en même temps, il restera un livre qui veut aller partout et qui ne va que dans un seul endroit à la fois et qui reviendra et qui repartira encore, comme tout le monde, comme tous les livres à moins de se taire mais ça, cela ne s’écrit pas »[5].

Et qu’en est-il de voir ? Et qu’en est-il d’entendre ? (Voix de Duras, 4 : « C’est sur cette défaite de l’écrit que – pour moi – se bâtit le cinéma »[6]).

Terre promise que le cinéma ? Elle dit – reste à savoir lequel.

Sa traduction cinématographique de La Nuit d’Elie Wiesel. Un rectangle blanc[7].

Sa musique. Carlos d’Alessio, Bach.

Ses décors. Sa maison de Neauphle dans les Yvelines, le Château Rothschild, en l’état, décors inclus, à Boulogne-Billancourt, la mer.

Ses acteurs. Delphine Seyrig, Jeanne Moreau, Michael Lonsdale, Lucia Bosé, Depardieu (jeune).

Sa signature. Voix off. Dialogues en voix off. Diction atone. Dissociation de l’image et du son. Recours à l’écran noir. Abondance des silences. Personnages évoluant, au ralenti, entre le rien, le désir et l’ennui.

Dix-neuf films – d’ailleurs sont-ce des films ? Et d’abord qu’est-ce qu’un film ?[8] – réalisés dans une grammaire très primitive. Certains, de son propre aveu, pour en faire des livres (Voix de Benoît Jacquot : « la finalité de chacun de ses films [ceux de Marguerite Duras], c’était de publier un livre »[9]). D’autres, toujours de son propre aveu, parce que fatiguée du traitement que ses textes subissaient à l’écran (Voix de M.D. à propos du Barrage contre le Pacifique de René Clément : « Pour moi, de cette idiotie-là, je ne suis jamais revenue. Alors j’ai fait du cinéma »[10]) et pour preuve, la réécriture de L’AmantL’Amant de la Chine du nord –, contrepied à l’adaptation cinématographique de Jean-Jacques Annaud.

© Les Films du Losange. Mélanie Thierry, dans le film La Douleur, d’Emmanuel Finkiel (2018).

Aussi, en songeant à La Douleur par Emmanuel Finkiel, en songeant à Biolay, Magimel et Thierry, légitimation du doute.

Pourtant, elle dit qu’il faut dépasser la beauté du visage, que l’éther n’a jamais été aussi lourd. Elle dit que la voix off ‒ même si ce n’est pas la sienne, et qu’il n’y a que la sienne – blanche, qui scande, pourrait lui plaire. Que l’ivresse de la caméra lui rappelle sa propre ivresse, que cette ivresse lui manque. Elle dit que la caméra n’a jamais été aussi ivre qu’une fois posée sur la nuque – que la nuque est belle. Qu’elle aime les flous, le dédoublement, le concerto de Ligeti – même si ce dernier ne vaut pas d’Alessio. Que le turban n’épousait pas le visage de la sorte, d’ailleurs, il ne s’agissait pas de ce rouge-là. Elle dit qu’elle est comme suspendue à la douleur de cette femme, enroulée au corps, à la voix, au regard fatigué, à la bouche (trop épaisse), à la fumée de la cigarette.

Ensemble, figées dans l’attente.

Elle dit, comme elle le dit à propos du Camion (Voix de Duras, 4 : « Le premier film que je fais où le texte porte tout »[11]), que si le film est beau, c’est parce que l’écriture est – elle dit – là.

[1] Marguerite Duras et Jean-Luc Godard, Dialogues, Dialogues, Paris, Post-éditions, 2014, p. 72.

[2] Nathalie Sarraute, « Le langage dans l’art du roman », Nathalie Sarraute. Qui êtes-vous ?, Lyon, La Manufacture, 1997, p. 190.

[3] Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein [1964], Œuvres complètes, éd. Gilles Philippe, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 2011, p. p. 308-309.

[4] Id., La Douleur [1985], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2009, p. 12.

[5] Id., La Vie Matérielle [1987], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1994, p. 16.

[6] Id., « Book and Film », Les Yeux verts, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2014, t. III, p. 719.

[7] Cf. Marguerite Duras, « L’image écrite », Cahiers du cinéma, n° 312-313, juin 1980, p. 85.

[8] À propos de son film Le Camion, Duras dit, au cœur du film-même : « Ça aurait été un film. »

[9] Entretien de Benoît Jacquot dans Télérama. Propos rapportés par Samuel Douhaire dans « “Marguerite Duras, cinéaste” : ouvrir l’image au texte », Télérama, 1er décembre 2014, http://www.telerama.fr/cinema/marguerite-duras-cineaste-ouvrir-l-image-au-texte,119865.php

[10] Marguerite Duras, citée par Luc Chessel et Jean-Marc Lalanne, « Marguerite Duras et le cinéma : une relation ambivalente », Les Inrockuptibles, 6 décembre 2014. https://www.lesinrocks.com/2014/12/06/cinema/cinema-md-11537686/

[11] Marguerite Duras, Propos rapportés par Samuel Douhaire, art. cit.

About the Author

Doctorante en littérature française à l’Université de Brest, travaillant sur Samuel Beckett, Virginie est également passionnée par l’œuvre de Virginia Woolf, Marguerite Duras et Nathalie Sarraute. Elle porte de même un vif intérêt au cinéma et à la musique classique.

 

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