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En ces temps de besoin de réassurance, la quête d’identité ne s’est jamais si bien portée. Elle est tellement en vogue qu’elle se décline sur les modes les plus divers : identité personnelle, identité nationale bien sûr, mais également identité culturelle, religieuse, voire sexuelle. Une seule semble cependant manquer à l’appel : l’identité sociale.

On ne se définit plus par son appartenance sociale. Sauf, peut-être, sur le mode de la théologie négative. On se définirait alors par ce que l’on n’est pas – ou par ce que l’on ne veut pas être. C’est ainsi que l’on finirait tous par appartenir plus ou moins à la classe moyenne. Et c’est bien là le paradoxe : tout le monde prétend, de près ou de loin, appartenir à la classe moyenne mais personne ne s’y reconnaît vraiment. Elle ne qualifie pas, elle ne dignifie pas, elle ne fait pas identité. Alors, cette classe fourre-tout existe-t-elle vraiment ?

Deux ouvrages s’attaquent à la question. Deux ouvrages à la fois proches et dissemblables qui n’ont pas pour auteurs des sociologues, des historiens ou des démographes mais des professeurs de lettres. Deux petits ouvrages décalés, à la fois drôles et sérieux, qui se jouent des codes traditionnels de l’analyse érudite, pour nous livrer une radiographie impitoyable : le premier est de Nathalie Quintane et nous offre une description improbable de la classe moyenne française (Que faire des classes moyennes ?, P.O.L, Paris 2016) et le second de Samuel Archibald se propose « de réfléchir sur ce qu’est la classe moyenne » québécoise (Le sel de la terre, Confession d’un enfant de la classe moyenne, Atelier 10, Montréal 2014).

Que faire des classes moyennes ?

Nathalie Quintane pose une question à laquelle elle ne répondra pas : Que faire des classes moyennes ? Mais peu importe lhttp://www.le-poulailler.fr/files/2017/02/a question : son livre n’est pas une thèse, c’est une recherche ou plutôt une « requête » comme on dit quand on interroge un moteur de recherche. A une certaine époque, on savait quoi faire des classes populaires : c’étaient des classes émancipatrices, porteuses de révolutions et de libération pour tous. Elles incarnaient le sens de l’histoire. Quant aux classes bourgeoises, elles avaient beau être vilipendées, on leur reconnaissait un rôle économique et politique. Mais les classes moyennes ?

Cependant, avant de répondre à la question « que faire ? », encore faut-il savoir de quoi on parle. C’est ainsi que la requête nous conduit à la caractérisation de cette bien étrange « moyenneté » dont le sens paraît se dérober au fur et à mesure de la recherche.

L’ouvrage s’efforce de « serrer la classe moyenne » en multipliant les approches :  données, chiffres, analyses, puis réflexions suscitées par ces données, ces chiffres, ces analyses, comme on le fait quand on lit le journal, quand on écoute la radio ou quand on surfe sur internet. L’intérêt n’est pas dans la justesse scientifique des analyses, mais dans la saisie de ce qui se dit à propos de cette curieuse population que l’on cerne mal et à laquelle l’auteure se dit appartenir. Elle nomme son ouvrage un « texte », mais c’est surtout un document sur ce qu’une époque dit d’elle-même au travers de discours de natures diverses qui se recoupent, qui se contredisent, qui font paraître et disparaître l’objet dont ils parlent. Les références sont approximatives (c’est ainsi que Maslow devient Masselo), les discussions sont oiseuses (curieux délire sur la notion de salaire médian), les chiffres ne sont pas datés ; on passe de l’apparente objectivité au jugement lapidaire, puis du je au nous. Mais n’est-ce pas comme ça que se crée l’opinion ? N’est-ce pas de cette façon que l’on est soi-même vecteur d’opinion ? A la différence d’Annie Ernaux qui dans Les années s’efforce d’instituer, d’ailleurs avec brio, une génération en sujet, à la différence de Michel Houellebecq qui, dans Les particules élémentaires, prête à ses personnages les théories qui se colportent sur l’époque, Nathalie Quintane refuse les artifices littéraires tout en jouant sur tous les registres.

Alors là, ça suffit !

Mais alors, qu’est-ce qui définit la classe moyenne ? Voilà ce qu’« on retient invariablement », les trois éléments qui structurent sa mentalité et son mode de vie : « l’école, les biens culturels et la stratégie résidentielle ». L’école, on s’y accroche, et c’est pourquoi on réclame des socles, quelque chose de solide comme le socle de compétences pour mettre un terme à ces choses qui n’en finissent pas de flotter. La culture, elle, doit pouvoir se matérialiser dans des biens que l’on achète afin de dissiper ce curieux embarras qu’elle suscite, cette étrange négation de l’idée de bon temps que devrait véhiculer le loisir, car, après tout, ce n’est pas naturel d’aller au musée ou de lire un livre. La stratégie résidentielle, enfin, traduit la volonté de se démarquer des classes populaires, mais, hélas, c’est une guerre « toujours-déjà remportée par la classe du dessus ».

Cette guerre perdue d’avance génère la caractéristique majeure des classes moyennes : le ressentiment. C’est ce qui fait d’elles « les seuls et véritables ennemis de la démocratie », ennemis d’autant plus dangereux qu’«  ils s’identifient comme amis de la démocratie ». Ce ressentiment se traduit par un sempiternel « ça suffit ! » : « ça suffit le travail, ça suffit les grèves, ça suffit les syndicats, ça suffit les politiques et ça suffit la politiques, ça suffit les curés, ça suffit les plombiers, ça suffit les Polonais, ça suffit les Roumains et puis ça suffit les Roms, ça suffit les Arabes, ah oui alors là aussi ça suffit les Arabes », etc.

Le lecteur se prend alors à se demander : qui parle ? Qui dit « ça suffit ! » ? Et qui dénonce ce « ça suffit ! » ? Qu’est-ce qui est assumé par l’auteure ? On ne trouvera évidemment pas de réponse à cette question, même si l’auteure (mais est-ce vraiment elle qui parle ?) dit elle-même appartenir à la classe moyenne en invoquant « l’observation participante ».

Le sel de la terre

Samuel Archibald est un universitaire québécois qui signe un ouvrage doux-amer dont l’enjeu apparaît d’emblée plus existentiel. Son sous-titre Confessions d’un enfant de la classe moyenne sonne comme la Confession d’un enfant du siècle. Et son titre est clairement nostalgique : la classe moyenne était Le sel de la terre, ce sel qui conserve les valeurs et qui donne goût aux aliments. La classe moyenne a eu son heure de gloire, son moment épique de l’histoire. Mais elle est en train de disparaître et peut-être de se trahir elle-même. C’est pourquoi l’analyse s’ouvre par un Requiem pour la classe moyenne.

Si le ton de Samuel Archibald est nettement moins acerbe et délibérément moins cynique que celui de Nathalie Quintane, c’est qu’il voit dans les classes moyennes l’aspiration à l’ascension sociale de la classe ouvrière à laquelle appartenaient ses grands-parents.  « Mes grands-parents étaient filles et fils de bûcherons, de draveurs et de fermiers. En travaillant aussi fort que leurs ancêtres, mais en face de possibilités plus grandes, ils ont sorti leurs famille de la pauvreté – pour toujours aurait-on pu croire, ou à tout le moins pour longtemps. Tous leurs enfants ne sont pas devenus riches, mais tous se sont maintenus dans ce grand filet de sécurité sociale qu’est la classe moyenne. »

Même recherche que Nathalie Quintane portant sur les critères susceptibles de définir cette classe ou ces classes – par le revenu, par la mentalité, par le mode de vie – tout en affirmant clairement: « En tant que catégorie empirique, la classe moyenne n’existe pas. Elle n’existe qu’en tant que catégorie imaginaire, culturelle et – de plus en plus – politique. » Les valeurs peuvent être contradictoires : d’un côté, il faut être « ménageux », c’est-à-dire à la fois économe et radin (Samuel Archibald nous invite à répondre à un test hilarant intitulé « Etes-vous ménageux ? ») et d’un autre, il faut s’épanouir dans la consommation : « La consommation était devenue un acte culturel dans les années 1950 ; dans les années 1980, elle est devenue la langue maternelle de toute une génération ». Et le ton devient plus amer : « Ce que je constate tous les jours, c’est que la fatigue culturelle de la classe moyenne est peut-être encore plus grande que sa fatigue financière ».

Ecœurés de payer

S’ouvre alors le chapitre politique qui révèle le plus l’exaspération de l’auteur. Le virage à droite des classes moyennes québécoises a trouvé son incarnation dans le mouvement anti-impôts « Ecœurés de payer ». Virage peu original en soi puisqu’il est quasi mondialisé (classes moyennes de tous les pays unissez-vous ?), mais qui succédait au mouvement étudiant québécois de l’hiver 2013 que l’auteur avait soutenu. D’où le ton particulièrement irrité et d’un humour de troisième degré, le tout enrobée par une langue plus familière (il s’agit d’une lettre à un ami d’enfance) : « Je passe même pas cinq minutes sur le forum d’Ecœuré de payer et je tombe sur une espèce de fendu de la tête qui se dit écœuré de payer, en vrac, pour : « les dons aux organismes communautaires» (genre les centres pour femmes battues ? Moi aussi ça m’écœure ben gros de payer pour ça. Ca pis les petits enfants qui ont le cancer. Je veux dire : qui s’en paient donc tout seuls des crisses de clowns) ; « les subventions aux artistes» (ben oui, on donne de l’argent à du monde qui font de la danse contemporaine tout nus. Pas à coup de millions par tête de pipe, je peux te le jurer. Si c’est le cash qui les intéressait avant tout, ce monde-là seraient aussi bien de tourner nus autour d’un poteau) ». Et de conclure, après avoir retrouvé son calme et le ton de l’universitaire : « Ce qui semble plus vrai de la classe moyenne sur le plan politique, c’est qu’elle repose sur une étrange solidarité de classe entre individus qui n’ont pas, majoritairement, la solidarité pour valeur ».

Mais au fait, pourquoi ces deux livres ? Pourquoi ces pamphlets ? Car, au bout du compte, même si la forme n’est pas celle d’un Swift, il s’agit bien de pamphlets. Samuel Archibald conclut en forme d’autocritique. Le sel de la terre n’est plus incarné par cette classe moyenne qui a oublié ses origines ouvrières mais par ces gens dont le choix de vie n’est pas l’argent. Pourtant, il avoue ne pas en faire partie – comme à regrets. Nathalie Quintane est plus directement politique. Il s’agirait de comprendre « en quoi les classes moyennes concourent (ou non) à l’état déplorable de la société tout entière et peut-être du monde, et comment y remédier rapidement. » Dans les deux cas, ils nous tendent tous deux un désagréable miroir en faisant mine de se regarder eux-mêmes.

La classe moyenne n’a pas d’identité parce qu’elle n’a pas d’histoires à se raconter. Les histoires ne peuvent être que communes et la classe moyenne est une addition d’individus que seuls les sociologues parviennent peut-être à identifier comme classe. Cette absence d’identité sociale est peut-être le problème de nos sociétés contemporaines. D’où ce retour nostalgique et ambigu vers l’identité nationale. On a décrit la modernité comme l’avènement de l’individu. Mais il semblerait, finalement, que l’individualisme soit difficile à assumer.

 

Que faire des classes moyennes ? de Nathalie Quintane – P.O.L, Paris, 2016.

Le sel de la terre, Confession d’un enfant de la classe moyenne, de Samuel Archibald – Atelier 10, Montréal, 2014.

 

About the Author

Enseignant de philosophie, Patrice Poingt organise depuis 6 ans les Rencontres Philosophiques de Brest. Partant du principe que tout peut être objet de dérives philosophiques, il imagine, en optimiste impénitent, que tout le monde est intéressé par les spéculations des héritiers de Socrate.

 

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