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Il peut paraître paradoxal de publier les lettres du philosophe Gilles Deleuze, alors que leur propre auteur ne cherchait vraisemblablement pas à les inscrire à part entière dans son grand œuvre.

Pourtant, les lire aujourd’hui s’avère du plus grand intérêt, tant y éclate la présence du génial philosophe, et s’y retrouve, de Hume à l’annonce de ses travaux sur l’image cinématographique, son chemin de pensée.

Accompagné d’un ensemble de textes, allant de la réédition de plusieurs écrits de jeunesse – afin d’éviter les copies pirates fautives – à de courts articles concernant des livres appréciés (Philosophie du surréalisme et Descartes, l’homme et l’œuvre, de Ferdinand Alquié, Chronique des indiens Guayaki, de l’anthropologue Pierre Clastres), ce volume concocté par David Lapoujade, à qui nous devons déjà un excellent Deleuze, les mouvements aberrants (Minuit), est un régal pour l’esprit.

La reproduction d’un vaste entretien datant de 1973 entre Raymond Bellour, Félix Guattari et Gilles Deleuze à propos de L’Anti-Œdipe (1972) - premier volet, avec Mille Plateaux (1980), du diptyque « Capitalisme et schizophrénie » - est ainsi une fête de l’intelligence, mais aussi un document exceptionnel pour qui souhaite approcher et comprendre la méthode de la schizo-analyse, invention du couple Deleuze-Guattari à partir des décombres souhaitées d’une psychanalyse (« drogue du capitalisme ») bien trop familialiste pour qui a pensé l’inconscient machinique, la multiplicité, les flux désirants (le désir non comme manque, mais comme production), et le droit à quitter les rives étroites de l’interprétation, cherchant, non à ramener sans cesse l’être humain au petit périmètre de la cellule familiale, mais à l’ouvrir au grand dehors d’une désubjectivation libératrice : « Rien n’empêche que la libido soit embranchement sur un champ social ouvert et pas du tout sur un champ familial fermé. »

Plus loin : « Mais à travers quelqu’un, ce qu’on aime est d’ordre non personnel, de l’ordre de flux qui passent ou ne passent pas. »

La psycho-analyse est ainsi définie de façon héroïque : « Une schizo-analyse, ça consisterait, entre autres, à défaire toute machine d’interprétation : il est entendu que ce que tu dis, ça ne renvoie à rien d’autre, ça ne signifie rien. (…) Ce qu’on est, on ne peut le savoir qu’à l’issue d’expérimentations, comme quelque chose de futur. (…) Le vécu, c’est par nature de l’intensif, c’est des intensités qui passent ; et ces intensités, ce n’est pas représentatif. » 

Penser le sujet comme ensemble de flux, passage, énergie désirante, permet d’échapper aux sempiternelles tentatives de reterritorialiser/étouffer le moi - à la façon d’une « politique fasciste, paranoïaque, capitaliste, bourgeoise ».

Quelques principes, donc : « Recherche des intensités. Non-figuratif. Inconscient non-œdipien. Expérimentation contre interprétation. Oubli contre anamnèse. Suppression du moi et de la subjectivation. Alors que le psychanalyste dirait plutôt : revenez à votre moi. Nous, on dit : votre moi, vous ne l’avez pas encore assez dissous. »

« Nous, on dit : l’inconscient, il n’y en a pas, et je vais essayer de vous le faire. »

« Ne pas interpréter implique une ascèse, une discipline fantastique, une espèce de yoga… »

« Les choses ne passeront plus par la lecture de Freud et de la psychanalyse, mais passeront par l’expérimentation, ce que les Américains font depuis longtemps : les choses se feront par la non-culture et non par la culture. »

« La schizo-analyse, ça se fait n’importe où, n’importe quand, avec n’importe qui, sans contrat, sans transfert. »

La pensée de Deleuze est évidemment elle-même le produit d’une multiplicité désirante, accordant autant d’attention à Bergson ou Spinoza, qu’à un tableau de Francis Bacon, une composition de Pierre Boulez, un roman de Sacher-Masoch (La Vénus à la fourrure), un texte d’Artaud (Héliogabale, Les Cahiers de Rodez), un poème de Gherasim Luca (Héros-limite, La Clef, Le vampire passif, Le Chant de la carpe) ou une œuvre de Pierre Klossowski (Nietzsche et le cercle vicieux, Roberte au cinéma), à qui le philosophe dit à plusieurs reprises sa dette considérable.

Lire à propos de Maurice Ravel ce passage d’une lettre à André Bernold, 28 mai 1994 : « Il me semble ne ressembler à rien, avoir une étrangeté radicale, et lui aussi disposer d’une existence fragile à l’abri de l’extraordinaire violence de son art. »

À ses amis, Gilles Deleuze dit son attachement, mais aussi une envie de travailler de concert, livrant sa pensée au travail, et donnant parfois l’impression  à son lecteur d’assister en direct à la naissance d’un concept (lettre à Clément Rosset, 28 novembre 1983) : « Vous me disiez naguère que le chant des oiseaux avait un grand rôle dans la musique du Moyen Age ( ?) ou de la Renaissance ( ?). Est-il vrai aussi que le galop du cheval y avait un grand rôle, les sabots… ? Dans le maniérisme, n’y a-t-il pas beaucoup de danses de type galop ? Si l’on pouvait faire de la galopade et de la ritournelle deux complémentaires, cela m’arrangerait beaucoup. Ça me serait même tout à fait nécessaire. »

A Félix Guattari (16 juillet 1969) : « Tant que l’on pense que les structures économiques n’atteignent l’inconscient que par l’intermédiaire de la famille et de l’Œdipe, on ne peut même plus comprendre le problème. »

Il y a ici combat à mener – Deleuze prévient cependant systématiquement les jeunes chercheurs (Jean-Clet Martin par exemple) voulant travailler sur son œuvre que l’institution universitaire ne les acceptera qu’à regrets, et qu’ils compromettront leur éventuelle carrière en associant leur nom à sa mauvaise réputation : « Félix et moi, on cherche des alliés. C’est presque au niveau des petites annonces underground. »

L’adjectif employé ici est révélateur, en ce qu’il lie le philosophe à la contre-culture américaine, le nom de William Burroughs apparaissant d’ailleurs plusieurs fois dans l’ouvrage.

Félix Guattari : « Les types, c’est tous des errants, des nomades. Il s’agit de savoir si cette errance tourne autour d’un piquet, comme une chèvre, ou si cette errance désirante arrive justement à se repérer par rapport à des points de fuite désirants, déterritorialisants. »

David Lapoujade rappelle que si le philosophe ne conservait aucun courrier, la galaxie Deleuze - Irène Lindon, Daniel Defert, Claire Parnet, Elias Sanbar, Raymond Bellour, André Bernold, Eric Pesty, Pierre Macherey, Clément Rosset, Jean-Clet Martin… - a su protéger les siens, et contribuer à l’édification d’un volume très riche, porté par la logique d’un jeu d’admirations réciproques, s’ajoutant aux deux précédentes publications posthumes tout aussi passionnantes, L’île déserte et Deux régimes de fous.

Lettre à Michel Foucault (fin 1970) : « Voilà comment je vois les choses : pour moi vous êtes celui qui, dans votre génération, fait une œuvre admirable et vraiment nouvelle. Moi je me vois plutôt comme plein de « petits trucs » bien, mais compromis par trop de morceaux encore scolaires (ça va peut-être cesser avec la schizophrénie, mais je n’en suis pas sûr). »

Ça va cesser, ça a cessé – la mort physique de Gilles Deleuze date de 1995 - ça reste, ça restera.

Gilles Deleuze, Lettres et autres textes, édition préparée par David Lapoujade, Les Editions de Minuit, 2015, 320p

Vous pouvez aussi me lire en consultant le blog L'Intervalle http://fabienribery.wordpress.com

About the Author

Agrégé de lettres modernes, chargé de cours à l’Université Bretagne Ouest, dont les recherches concernent notamment la littérature contemporaine. Journaliste free lance.

 

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