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La présence fraternelle de René Vautier nous manque.

Cinéaste, l’auteur d’Un homme est mort - sur les grèves des ouvriers de la reconstruction de Brest, mal payés, et la mort d’Edouard Mazé, tué par la police en 1950 - fut aussi toute sa vie un maquisard.

Anticolonialiste, militant de la cause féministe – le beau visage des hommes et femmes unis dans la lutte n’a plus qu’un sexe – communiste fidèle, René Vautier l’insoumis aura toujours cherché à filmer le hors-champ d’une histoire officielle souvent abjecte, choisissant le camp de l’image manquante, malgré les coups, les menaces et les censures (incessantes).

Non, le cinéma des années cinquante-soixante ne fut pas amnésique, si l’on songe par exemple au violent réquisitoire d’Afrique 50, ou aux films aussi improbables que considérables de Paul Carpita (Le Rendez-vous des quais), Jacques Panijel (Octobre à Paris), Yann Le Masson (J’ai huit ans), Jean-Pierre Sergent, Guy Chalon et Chris Marker.

Créateur de l’Unité Production Cinéma Bretagne – accomplissant un travail de décentralisation parallèle à celui de René Allio en pays d’Oc – nombre de Bretons se souviennent sûrement de La Folle de Toujane (1974), Transmission d’expérience ouvrière (des ouvriers des forges d’Hennebont expliquent à ceux de Lip comment ils ont été trompés, 1975), Le Poisson commande (sur la faillite de la pêche bretonne, 1976), ou encore Marée noire et colère rouge (sur le naufrage de l’Amoco Cadiz).

Transmettre l’œuvre intégrale de René Vautier, homme d’une dignité exemplaire, est aujourd’hui plus que jamais une nécessité.

Rencontre avec la documentariste Oriane Brun-Moschetti, passeuse de mémoire.

Comment avez-vous rencontré le nom et l’œuvre du cinéaste René Vautier? Par quels films avez-vous commencé à le découvrir, l’anticolonial Afrique 50, Avoir vingt ans dans les Aurès, Quand tu disais, Valéry, Algérie en flammes, Les trois cousins, Le dur désir de dire, Quand les femmes ont pris la colère, La folle de Toujane?

J’ai rencontré René lorsque j’étais étudiante, en 2001. Je travaillais comme projectionniste à Paris, au cinéma La Clef dans le 5ème, pour le festival Cinéma et Droits de l’Homme. Il y avait une séance avec Afrique 50 suivi de Frontline et René était venu présenter les films. Je ne le connaissais pas. De la cabine de projection, je ne pouvais pas l’entendre et voyais seulement un type à la chevelure blanche qui parlait, parlait. Et personne ne l’arrêtait, si bien que ma séance commençait à être sérieusement en retard! Il a fallu que je descende lui couper la parole pour pouvoir lancer les films. Il s’est mis à rire et a donné rendez-vous aux spectateurs dans le bar du cinéma après la séance. L’avantage du boulot de projectionniste, c’est qu’on peut voir plein de films. Je suis donc restée regarder les deux films de René et j’ai pris une gifle, littéralement. Toute la salle s’est ensuite retrouvée au bar pour l’écouter.

Le lendemain, j’ai dit à l’un de mes professeurs de la Sorbonne, Nicole Brenez: "Je veux travailler sur René Vautier." Elle m’a répondu: "Ça fait dix ans que j’attends qu’un étudiant me dise ça." J’ai téléphoné à René, il semblait content. Il m’a invitée chez lui en Bretagne, j’ai donc découvert tous ses films d’un coup, pour ainsi dire. Et j’ai commencé à enregistrer nos entretiens, à faire mes recherches, à écrire, à le filmer. C’est ainsi que notre amitié est née. J’ai ensuite écrit deux mémoires universitaires sur lui, dirigés par Nicole Brenez (maîtrise/2001 et DEA/2002). Puis, en 2004, nous sommes partis en Algérie pour tourner mon premier long métrage documentaire Algérie Tours/Détours.

Que signifie pour vous le titre de son livre, Caméra citoyenne?

Je le comprends comme une sorte de concept qui représente le lien logique, pour René, entre cinéma et résistance ; j’entends par là celle de la Seconde guerre, celle qu’il a vécue, qui a forgé sa jeunesse, son avenir et sa conception du monde. La grande interrogation de son œuvre est également celle de sa vie - et je la résumerai ainsi : le monde est habité par des hommes, comment faire pour qu’ils vivent véritablement ensemble? Comment atteindre la justice et la paix?

Par conséquent, René conçoit le cinéma du point de vue politique, au sens propre du terme, et ne s’est jamais intéressé au statut de l’artiste, du technicien, ou de l’intellectuel. Tout ce que l’on fait, toute action humaine, joue un rôle dans la société, a un but ou un effet dans l’organisation de la cité. Ainsi, le filmmaker est un citoyen actif, qui a des droits et des devoirs. Qu’il a d’ailleurs énumérés sous cette forme:

5 principes de base pour un cinéma engagé:

1. Tâche de rapporter de vraies images plutôt que de raconter des histoires fausses.
2. Il ne faut pas laisser les gouvernements écrire seuls l’histoire, il faut que les peuples y travaillent.
3. Écrire l’histoire en images. Tout de suite.
4. Créer un dialogue d’images en temps de guerre.
5. Face à la désinformation officielle, pratiquer et diffuser la contre-information.

Si dans le titre, c’est caméra qui s’accorde avec l’adjectif citoyen, c’est justement parce qu’il refuse toute idée d’enregistrement (technique) ou de création (artistique) qui se prétendrait objective ou seulement poétique, sans être chargée de dimension politique.

Pour parvenir à réaliser et monter Salut et fraternité, les images selon René Vautier (2015), quelles aides avez-vous reçues?

Le film n’a reçu aucun financement officiel. Seul le financement participatif, via tous co-prod, nous a permis d’aller au bout (à hauteur d’environ 6 à 7000 euros). La Cinémathèque de Bretagne nous soutient au niveau de la diffusion et permet au film de circuler dans son réseau. Elle le défend. Au stade de la réalisation du film, c’est surtout Moïra, la fille de René, qui a apporté le plus précieux: gérante des droits des films de son père, elle m’a donné accès aux films, techniquement, c’est-à-dire aux masters.

Où le film a-t-il été montré? Comment est-il reçu?

Le film est essentiellement passé en festival et des projections ponctuelles s’organisent également en salle. J’essaie d’y être, dans la mesure du possible et le film est toujours très bien reçu.

Lors de la projection de votre film au cinéma Les Studios de Brest, la quasi-totalité de la salle était composée de cheveux blancs. Le lendemain, un documentaire sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes en projection unique, Le dernier continent, de Vincent Lapize, remplissait deux salles. Comment faire dialoguer René Vautier et les jeunes militants d’aujourd’hui?

Comment créer ce dialogue? Difficile à dire… René aimait transmettre et discuter. Malheureusement, il n’est plus là pour le faire. Mais ses films inspirent toujours les jeunes, et peut-être même, créent des vocations.

Pour ma part, l’une des volontés que René m’a transmise, disons indirectement, c’est de continuer à entretenir un rapport avec les jeunes générations. Aussi, à mon petit niveau, je travaille pour l’éducation à l’image. Depuis 2012, chaque année, j’organise au moins un atelier (voire deux) dans un collège de Saint-Ouen (93) et je fais faire un film à la classe. C’est extrêmement enrichissant; c’est étonnant ce qu’on peut apprendre lorsqu’on transmet. Je crois que les films de René ne sont pas prêts de se démoder. Mais il faut que les jeunes y ait accès, et ça, c’est à nous de le rendre possible.

On découvre dans votre film René Vautier en acteur burlesque. Ne manque-t-on pas souvent cette dimension de joie de vivre lorsque l’on pense à lui?

Je ne crois pas, en tout cas pour ceux qui l’ont connu. René était très joyeux et doux. Ses convictions et ses idéaux ne l’empêchaient pas d’avoir un sens de l’humour génial, au contraire. René était capable d’envoyer des cartes postales, pour Noël par exemple, avec des petits dessins en formes de fleurs, signant toujours Salut et fraternité. Quand on pense à sa vie, ses luttes, ça paraît incroyable et pourtant il avait ce caractère sensible, rigolo et un véritable talent d’écoute. Il pouvait converser avec n’importe qui, il savait comprendre et considérer son interlocuteur. C’était une de ses forces : son engagement provenait de son expérience, pas d’une façon de ranger le monde en catégories. Je ne l’ai jamais vu avoir de préjugés sur qui ou quoi que ce soit. En revanche, il savait rire et faire rire, mais toujours avec bienveillance. Ce qui faisait de lui une personne absolument désarmante, dans tous les sens du terme.

Une édition DVD de l’œuvre intégrale de René Vautier est-elle envisageable ? Beaucoup de films n’ont-ils pas été détruits lors du saccage criminel de ses archives au Conquet en 1985? Peut-on revenir sur cette affaire où l’extrême-droite française ne semble pas jouer les seconds couteaux?

Le saccage fait suite à une plainte de JM le Pen contre Le Canard enchaîné. Le journal l’avait accusé de tortionnaire mais la loi d’amnistie interdisait de le publier. Pour soutenir le Canard, René a fourni des documents tirés du recueil de témoignages intitulé À propos de l’autre détail. Des Algériens y racontaient qu’ils avaient été directement torturés par le lieutenant Le Pen ou qu’ils l’avaient vu pratiquer la torture sur des proches. Lorsqu’il est parti à Paris pour apporter ces documents au tribunal (et pour permettre de retrouver les témoins algériens), le saccage a eu lieu. On n’a jamais trouvé les coupables mais il est presque sûr qu’ils devaient être envoyés par le FN.

En tout cas, si le fort du Conquet abritait alors la majeure part des films de René, copies 16 ou 35 mm, heureusement, il en avait également éparpillé un peu partout dans le monde ! Du coup, la Cinémathèque de Bretagne a entrepris, à ce moment-là, de récupérer les copies venant d’ailleurs (Algérie, Allemagne, Amérique latine, Afrique…). C’est ainsi que le fond Vautier s’est créé à Brest. Depuis, Moïra a lancé plusieurs chantiers de restauration des films de son père.

Qui sont "Les mutins de Pangée" avec qui vous allez sortir en DVD votre film?

C’est une coopérative audiovisuelle dirigée par Olivier Azam (réalisateur du très beau film sur Howard Zinn Une Histoire populaire américaine). Ils sont cinéastes, producteurs, distributeurs et éditeurs. Ils ont déjà édité Algérie Tours/Détours, un grand coffret regroupant les films de René tournés en Algérie et un magnifique livre-dvd autour d’Afrique 50. Il est question d’éditer prochainement un nouveau coffret autour des luttes sociales et de la période bretonne.

Vous avez retrouvé un débat ayant eu lieu en 2004 à la Sorbonne entre René Vautier et Jean-Luc Godard. La question de "l’image juste" y est centrale. Qu’est-ce qu’une "image juste" pour vous?

En fait, ce débat, nous l’avions organisé: je faisais partie du ciné-club de la Sorbonne, qu’on avait d’ailleurs baptisé Les Écrans Citoyens, et nous avions réussi à faire venir Godard (René avait déjà été plusieurs fois notre invité) pour cette rencontre. Ils ont parlé presque trois heures. Ce qui m’intéressait pour mon film, c’était leur discussion sur la censure. Il est davantage question d’image juste entre René, Bruno Muel et Yann Le Masson. C’est Muel qui en parle, disant que leur boulot de documentariste consiste à ramener l’image juste.

Pour moi, cette notion rejoint celle de caméra citoyenne évoquée plus haut. L’image juste serait l’image qui à la fois soutient une cause juste mais aussi porte en elle la justesse de sa propre fabrication (c’est-à-dire ne ment pas sur les conditions dans lesquelles elle a été tournée).

René Vautier aura toujours filmé avec les gens, et non sur eux. Comment définir son éthique de cinéaste? Les idées communistes, la priorité de l’homme sur l’argent, auront guidé toute sa conception de la politique et de l’action militante.

Oui, le cinémavec disait-il. Cela rejoint une fois de plus cette idée que les hommes doivent vivre ensemble…

Quelle est la part d’images filmées par René Vautier dans le film de Chris Marker, À bientôt j’espère?

Très peu, je crois. Seulement les images qui sont dans mon film : les ouvriers qui entrent dans les usines Rhodiaceta et le travail à la chaîne, tournées par Bruno Muel et René qui était avec lui ce jour-là.

René Vautier fut emprisonné deux ans par le FLN. Comment comprendre cela?

Il le dit dans le film mais ça reste une supposition parce qu’il n’a jamais su officiellement pourquoi : les responsables algériens devaient assez mal accepter que les seules images tournées dans les maquis de l’ALN aient été tournées par un cinéaste français, de surcroît communiste. Ils l’ont sûrement mis à l’ombre parce qu’ils considéraient que René devenait dangereux ou pour mieux contrôler ce qu’il filmait. Les tensions étaient fortes au sein du FLN à l’époque, il y avait des conflits de pouvoirs. Abbane Ramdane, qui était l’interlocuteur de René avant son départ dans les maquis des Aurès, venait d’être liquidé par les nouveaux chefs du FLN au moment où celui-ci revient montrer son film aux autorités. Cet emprisonnement est donc à considérer comme une façon de l’empêcher de faire des choses, plutôt que comme une punition.

René Vautier fit en 1972 une grève de la faim qui dura trente et un jours. Pour quel motif?

D’une façon générale, c’était pour lutter contre la censure politique au cinéma. Et en particulier, pour solliciter un visa d'exploitation pour le documentaire de Jacques Panijel Octobre à Paris sur le 17 octobre 1961. Il commence une grève de la faim le 1er janvier 1973 en exigeant "la suppression de la possibilité, pour la commission de censure cinématographique, de censurer des films sans fournir de raisons; et l’interdiction, pour cette commission, de demander coupes ou refus de visa pour des critères politiques." Au bout de 31 jours, le ministre de la culture Jacques Duhamel cède et Vautier met fin à sa grève de la faim.

Kateb Yacine déclare en 1972: "Il ne faut pas laisser les gouvernements écrire seuls l’histoire." René Vautier n’aura-t-il pas cherché toute sa vie à rétablir la vérité historique contre les mensonges officiels?

Oui, et René n’a eu de cesse de citer cette phrase, un véritable credo.

Propos recueillis par Fabien Ribery


 

Projections à venir pour Salut et fraternité, les images de René Vautier

Quimperlé /// Mardi 26 avril 2016 à 20h30
Rennes /// Samedi 6 février 2016 à 14h /// Festival Travelling /// L’Arvor
Saint-Denis /// Samedi 6 février 2016 à 10h30 /// 16è Journées Dionysiennes /// L’Écran
Brest /// Vendredi 15 janvier 2016 à 20h /// Cinémathèque de Bretagne /// Cinéma Les Studios
Paris /// Rencontres Internationales Moving Images /// Du 12 au 17 janvier 2016 à la Gaîté Lyrique
Sur l’île de Groix /// Dimanche 23 aout 2015 /// Festival du Film Insulaire
Saint-Ouen /// Mardi 23 juin 2015 /// Espace 1789
Lille /// Jeudi 28 mai 2015 /// Festival de Lacharnière
Paris /// Jeudi 21 mai 2015 au Cinéma Bastille /// Association France-Algérie
Paris /// Mercredi 28 janvier 2015 /// Cinéma La Clef

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About the Author

Agrégé de lettres modernes, chargé de cours à l'Université Bretagne Ouest, dont les recherches concernent notamment la littérature contemporaine. Journaliste free lance.

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