By

Les guerres coloniales se menèrent aussi sur le front des images. Écrivain et photographe de guerre, Gaston Chérau documenta la guerre italo-turque en Libye (1911-1912) pour le compte de journaux à gros tirages.

Ses images montrent l’attente des soldats, des blessés dans un dispensaire, un début d’attaque, des vainqueurs se congratulant, des indigènes regroupés (effet d’exotisme garanti des tissus qui les cachent tout en les désignant à la vindicte), mais surtout la pendaison des rebelles, d’autant plus exposés que leur cadavre sera reproduit à des centaines de milliers d’exemplaires, en France (dans L’Illustration et Le Matin), ou en Italie.

Avec Chérau, consciencieux reporter, la photographie devient une arme de terreur. Que chacun comprenne bien le sens de la justice, et où mène le goût des ruades. Pitoyables, ces hommes humiliés se balançant au bout d’une corde, transformés en pantins de propagande - qu’on songe aux images les plus connues du génocide arménien ou aux grues du BTP de l’Arabie Saoudite servant aux condamnations à mort - conduisent bien davantage à mépriser les bourreaux que la révolte, les képis raides en bottes que les loqueteux du désert, d’ailleurs bien habillés.

Ces hommes capturés, exécutés, figés, sont fascinants, éblouissants. Est-ce cela la mort, ce grotesque spectacle ? Est-ce cela la politique ? Est-ce cela l’aboutissement de la bonne éducation des maîtres ?

A fendre le cœur le plus dur, des romanciers Oliver Rohe et Jérôme Ferrari, est ainsi une réflexion sur l’image mise au service de l’ordre colonial, mais aussi une façon de nous désensorceler par le verbe de son pouvoir mortifère, de sa séduction vicieuse.

Analyser aujourd’hui les images de Gaston Chérau, archiviste de l’horreur, et peut-être drapé des meilleures intentions du monde, revient à désigner la permanence d’un regard de haine – paradoxe d’une pupille à la fois vive et moisie - jeté sur ces musulmans inquiétants (ces bêtes indociles) accusés de dénaturer, encore et toujours, nos villes et nos campagnes.

Pendez-les, et les voilà de nouveau ! N’est-ce pas, convenez-en, à désespérer Bugeaud, Jules Ferry et nos plus vaillants aboyeurs publics ?

Avec Chérau éclate la loi biopolitique de l’Empire : le gibet est la "vérité de la colonisation". Un maître déçu (trace de boue sur son complet blanc) sera toujours plus à plaindre qu’une bande de récalcitrants, corbeaux de pacotille, dont le visage ne mérite pas qu’on s’en souvienne. Chasses à l’homme, a écrit fort justement le philosophe Grégoire Chamayou (La Fabrique, 2010).

le photographe est un fabricant de mort, se servant de la lumière pour construire un désastre, Goya, yeux exorbités, n’est pas loin. Chien soleil cou coupé se regarde encore courir.

La question de l’image parcourt toute l’œuvre de Jérôme Ferrari. Elle est pour lui le signe de la mort, fixe l’absence, dans une forme de maléfice attirant. Pour l’auteur de Où j’ai laissé mon âme, le photographe est un fabricant de mort, se servant de la lumière pour construire un désastre, Goya, yeux exorbités, n’est pas loin. Chien soleil cou coupé se regarde encore courir.

Images malgré tout, pense l’historien de l’art Georges Didi-Huberman. Oui, le crime n’était pas parfait, puisqu’aujourd’hui encore surgissent les traces d’une violence d’État qui nous explose au visage, que l’on soit Mathias Enard (Boussole), Michaël Ferrier (Mémoires d’outre-mer), Hedi Kaddour (Les Prépondérants) ou Douna Loup (L’oragé). Voyez donc de quoi relève l’obscénité de la sémantique militaire, parlant d’"opération de sécurisation", quand il s’agit d’écraser la vermine.

En 1929, dans la revue Documents, les images d’un supplicié chinois, découpé aux petits oignons, morceau après morceau, emprisonne l’œil et révulse l’esprit. Quelle empathie possible ? Quelle solidarité avec ce bout de viande, presque souriant quand il souffre au suprême ?

L’horreur fascine, comme la beauté, « commencement de la terreur » pour Rilke.

Being Beauteous, écrit Rimbaud dans ses Illuminations : « Devant une neige un Etre de Beauté de haute taille. Des sifflements de mort et des cercles de musique sourde font monter, s'élargir et trembler comme un spectre ce corps adoré ; des blessures écarlates et noires éclatent dans les chairs superbes. Les couleurs propres de la vie se foncent, dansent, et se dégagent autour de la Vision, sur le chantier. Et les frissons s'élèvent et grondent et la saveur forcenée de ces effets se chargeant avec les sifflements mortels et les rauques musiques que le monde, loin derrière nous, lance sur notre mère de beauté, - elle recule, elle se dresse. Oh ! nos os sont revêtus d'un nouveau corps amoureux. »

Si la photographie peut être une chaux vive posée sur notre rétine, elle est aussi puissance de retournement et de vision, révélation du plus proche comme du plus inconnu, monde désirable, chant, cosa mentale.

Being Beauteous, lancent aujourd’hui quatre photographes - Anne-Lise Broyer, Nicolas Comment, Amaury da Cunha, Marie Maurel de Maillé - unis dans leur quête d’illuminations, dans un livre où les éditions Filigranes rassemblent quelques-unes de leurs plus belles images, déjà parues en volumes, mais rimées ici à la façon d’une école du regard. Si la photographie peut être une chaux vive posée sur notre rétine, elle est aussi puissance de retournement et de vision, révélation du plus proche comme du plus inconnu, monde désirable, chant, cosa mentale.

Ces quatre photographes inventent un pur monde d’image selon un principe d’affinités électives dont le vide, le silence, la recherche d’épiphanies, le goût d’une lumière faible, construisent les lignes et l’atmosphère, bien loin des tics de l’expressionnisme photographique de leurs aînés. On pense plutôt ici au regard et à l’écriture ciselée d’un Bernard Lamarche-Vadel ou d’un Hervé Guibert, funambules de délicatesse et de cruauté.

Encadrés par les textes d’Hélène Giannechini et Yannick Haenel, de Jean Deilhes, Léa Bismuth et Etienne Hatt, ce livre merveilleux – au sens du merveilleux médiéval et de la surréalité contemporaine - est un exercice de jouissance, un voyage au pays de l’enfance retrouvée à volonté et des éblouissements journaliers. Comme une longue nuit perlée de mystères triviaux.

Habitantes de la nuit, des bêtes aveuglées par l’explosion d’une poudre de magnésium nous regardent, et c’est nous qui nous sentons aveugles.

Qu’y a-t-il à L’intérieur de la nuit, titre d’une exposition à voir actuellement au Musée de la Chasse et de la Nature (rue des Archives, Paris) et d’un catalogue éponyme consacré au travail photographique de Georges Shiras ? Pionnier de la wildlife photography, cet Américain de la fin du siècle de la Conquête de l’Ouest, nous donne à voir, dans une série d’images faites de nuit au flash, troquant le fusil de chasse pour l’appareil photo, la vie des animaux en leur épais royaume nocturne. Le geste pourrait être d’un profanateur, il est davantage celui d’un homme soucieux de documenter une vie ayant les apparences d’un rêve. La quasi scientificité de la démarche d’un amateur de talent s’efface devant le sentiment de témoigner de la présence en nos nuits d’un monde sacré.

Cerfs, lynx, ratons laveurs, castors, opossums, élans, porcs-épics, grands hérons, chevreuils, biches surgissent ainsi du néant, animaux du monde premier qu’on ne contemple aujourd’hui encore qu’avec la crainte de les déranger de nouveau. Georges Shiras, innocent et rusé, prolonge ainsi en images le chant de Walt Whitman, dans la célébration d’une beauté rédimant le monde devenu coupable. Un grizzli passe devant l’objectif, il est flou. Le roi de la forêt est sauf.

Anne-Lise Broyer / Being beauteous

Anne-Lise Broyer / Being beauteous

Dans un beau texte accompagnant le catalogue, Jean-Christophe Bailly, l’ami du peintre animalier Gilles Aillaud, écrit : « Mais qui sont-ils, qui sont ces animaux que la lumière étonne ? »

« O la face cendrée, l'écusson de crin, les bras de cristal ! le canon sur lequel je dois m'abattre à travers la mêlée des arbres et de l'air léger ! » (Arthur Rimbaud)

Maintenant, il est temps de fermer les yeux, et d’écouter Pierre-François Garel lire Le sermon sur la chute de Rome, de Jérôme Ferrari, que les éditions Thélème – très élégante collection de livres audio (Proust, Verlaine, Dostoïevski, Hugo…) – ont eu la bonne idée d’enregistrer.

Monte alors la voix de saint Augustin : « Où iras-tu en dehors du monde ? »

 

Jérôme Ferrari et Oliver Rohe, A fendre le cœur le plus dur, postface de l’historien Pierre Schill, éditions Inculte, 2015, 96p

Anne-Lise Broyer, Nicolas Comment, Amaury da Cunha, Marie Maurel de Maillé, Being Beauteous, textes d’Hélène Gianneccchini et Yannick Haenel, Jean Deilhes, Léa Bismuth, Etienne Hatt, Filigranes Editions, 2015, 120p

Georges Shiras, L’intérieur de la nuit, textes de Jean-Christophe Bailly et Sonia Voss, Editions Xavier Barral, 2015, 96p

Le sermon sur la chute de Rome, de Jérôme Ferrari, lu par Pierre-François Garel, CD MP3 aux Editions Thélème, 5h00.


 

Nous aimons aussi l'entretien de Jérôme Ferrari et Olivier Rohe par Jean-Philippe Cazier, pour Diacritik : http://diacritik.com/2015/11/18/jerome-ferrari-oliver-rohe-ecrire-ce-qui-nous-est-donne-a-voir/

 

About the Author

Agrégé de lettres modernes, chargé de cours à l'Université Bretagne Ouest, dont les recherches concernent notamment la littérature contemporaine. Journaliste free lance.

 

Leave a Reply