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Pourquoi les gens ne se révoltent-ils pas – ou si peu ? Voilà la question de départ du dernier ouvrage du philosophe Frédéric Gros, Désobéir (Albin Michel). Pourtant, les motifs de révolte ne manquent pas, que ce soit la montée des inégalités, la destruction de la nature par la technique ou notre mode de production qui sacrifie les générations futures. Certes, l’absence de révolte ne signifie pas une totale indifférence à l’égard du monde tel qu’il va – ou tel qu’il ne va pas – et il arrive à chacun de s’indigner, mais une communauté d’indignation n’entraîne pas pour autant un refus commun de l’état actuel du monde : l’indignation à elle seule ne débouche pas sur une action politique concertée qui modifierait l’ordre des choses. Pire, nous continuons à accepter cet ordre, à nous y soumettre, bref : à obéir. Comment comprendre cette inertie ? On s’attendrait ici de la part de l’auteur à une analyse relevant de la philosophie politique et traitant de la difficulté de fédérer les indignations pour les orienter vers un objectif commun de reconstruction. Il est en effet plus facile de s’entendre sur un « non » que de créer les conditions d’une adhésion à un projet collectif – et les exemples tirés de l’histoire récente seraient, hélas, trop nombreux. Pourtant, ce n’est pas à une réflexion de philosophie politique que Frédéric Gros nous invite. Ce qu’il interroge, ce sont « les conditions éthiques » constitutives des sujets politiques que nous sommes.

Comprendre le noyau éthique de l’agir politique

Qu’est-ce qui fait que nous acceptons d’obéir ? Et qu’est-ce qui fait que, quelquefois, cette obéissance ne s’avère plus possible et que nous décidons de désobéir ? Il ne s’agit pas de repérer le rôle de l’indignation ni les moyens de la susciter : aussi importante soit-elle, une émotion ne permet pas, à elle seule, de déboucher sur l’action. Ce n’est donc pas le sentiment qui est en question mais la volonté d’agir. Le sentiment est toujours quelque peu réactif alors que la volonté est active. Comment comprendre ce noyau éthique qui débouche sur l’agir politique ? Comment comprendre ce fondement de l’obéissance ou de la désobéissance ? D’ailleurs l’obéissance n’est pas à rejeter a priori. Souvenons-nous de la formule de Rousseau dans le Contrat social : « L’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté ». Il y a différent types d’obéissance, différent « styles » dit Frédéric Gros. D’où la nécessité de regarder de plus près des concepts apparemment proches comme « soumission », « subordination », « conformisme », « consentement ». Car chacun de ces modes d’obéissance sécrète une opposition spécifique et on pourra ainsi distinguer la transgression de la désobéissance civile ou de la « dissidence éthique ».

Cet examen des conditions éthiques du sujet politique n’est pas une démarche absolument nouvelle, et Frédéric Gros se réfère aussi bien à Arendt qu’à Foucault qui, tous deux, ont éprouvé la nécessité dans leur parcours d’accomplir ce pas en arrière.

Le cheminement de Arendt est d’ailleurs éclairant puisque c’est par deux fois qu’elle a utilisé cette stratégie régressive : une première fois pour passer d’une description des éléments constitutifs du système totalitaire (Les origines du totalitarisme) à ses conditions anthropologiques de possibilité, et une seconde fois pour comprendre comment les individus ne sont pas seulement des agents mais aussi des sujets et des sujets qui s’autorisent à penser ou s’interdisent de le faire. On ne peut pas se contenter de constater le conformisme des sociétés modernes et dire que le comportement normalisé s’est substitué à l’action comme elle le faisait dans Condition de l’homme moderne. Ou alors, on en reste au diagnostic de la « banalité du mal » tel qu’elle le formulait dans son Eichmann à Jérusalem. Car qu’est-ce qui rend possible ce mal dans son insupportable banalité ? C’est, dit-elle, l’absence de pensée. Et c’est pour comprendre le fondement de cette absence de pensée qu’il lui a fallu abandonner le terrain de la théorie politique pour entrer dans l’examen de la Vie de l’esprit. Elle, la théoricienne du politique qui refusait le titre de philosophe, a bien dû accepter la nécessité de l’analyse philosophique. Et c’est ainsi qu’elle en est venue à décrire ce « deux-en-un » qu’est le sujet pensant, ce dialogue de soi avec soi-même qui caractérise la pensée.

Foucault a également procédé à ce pas en arrière. Il a longuement été attentif aux grands systèmes d’exclusion, aux principes de classification, d’ordonnancement, de distribution qui règlent les pratiques et les discours. Puis une sorte de retournement s’est élaboré à partir de son cours au Collège de France du 6 janvier 1982 et que Frédéric Gros résume dans la notice qu’il consacre au volume intitulé L’herméneutique du sujet qui rassemble les cours de ce semestre : « Un sujet vrai est donc possible, au sens non plus d’un assujettissement mais d’une subjectivation ». Ce n’est plus le sujet constitué par des rapports de pouvoir qui est l’objet de l’analyse, mais le sujet qui s’auto-constitue. Ce qui importe est ce rapport de soi à soi compris comme souci de soi. Foucault parle de « principe d’inquiétude permanent au cours de l’existence » qui impose de « s’occuper de soi-même » pour reprendre la formule de Socrate.

Socrate est d’ailleurs la référence commune convoquée par Arendt, Foucault et Frédéric Gros. C’est parce qu’il est « l’homme du souci de soi » (Foucault), celui qui refuse d’être en contradiction avec lui-même (Arendt), qu’il tient tête à ses juges en revendiquant la nécessité de philosopher. Se soucier de soi, c’est « découvrir que le soi est au service des autres » (Frédéric Gros) . C’est bien là la mission que Socrate s’est donnée : interpeller les autres sur l’agora pour savoir s’ils se soucient de leur âme. Et on le voit, ce souci éthique n’est pas sans conséquences politiques. Le pas en arrière qui enracine le sujet politique dans un terreau éthique n’annule donc pas la dimension politique. Bien au contraire : le souci de soi crée une distance à l’action qui la régule (Frédéric Gros, dans sa notice sur le cours de Foucault).

Soumission, subordination, conformisme et consentement.

Mais reprenons le fil de la réflexion de Frédéric Gros sur l’obéissance et sa transgression. Un doute ouvre l’ouvrage : et si les hommes préféraient obéir afin de se libérer de toute forme de responsabilité ? Et si la soumission était préférable à la liberté ? Cette inquiétude revient plusieurs fois. D’abord sous sa forme provocatrice dans le discours du Grand Inquisiteur que met en scène Dostoïevski dans Les frères Karamazov, puis comme une piste possible, un soupçon en guise de réponse, dans le Discours sur la servitude volontaire de La Boétie, enfin comme un constat dans l’analyse de l’obéissance comme conformisme avec cette question lancinante : est-il si difficile d’avoir raison contre les autres ? Est-il si difficile de désobéir ? Et à ce doute, la fin de l’ouvrage répondra par un appel à la désobéissance éthique sous peine de se constituer – pour reprendre une expression de La Boétie – en « traître de soi-même ».

Quatre styles sont autant de foyers de sens du concept d’obéissance permettant d’en saisir la prééminence, quatre styles qu’il s’agit d’analyser afin d’en saisir le sens et les limites.

– La soumission est probablement la première forme qui s’offre à la pensée. On se soumet parce qu’on ne peut pas faire autrement – conditions économiques, situation sociale, chantage, menaces – se rebeller coûterait trop cher, l’enjeu ne vaut pas. Dont acte. Il ne s’agit en aucune façon de condamner une telle conduite. En revanche, la pression ne peut pas devenir une justification morale. Se soumettre ne doit pas être une excuse pour se défausser. Il est trop facile de ne s’envisager que comme agent et non comme auteur. C’était la technique de défense de Eichmann : je suis responsable techniquement mais pas moralement car je n’ai fait qu’être loyal en obéissant aux ordres.

– La subordination est une forme très différente de la soumission, et, en un sens, contraire. Je n’obéis pas parce que j’y suis contraint mais parce que mon obéissance est justifiée : celui auquel j’obéis possède l’autorité requise que je reconnais comme telle. Le dirigeant légitime peut se caractériser par trois qualités : la compétence, l’intégrité et le souci de ceux sur qui il exerce son autorité. Toutefois, c’est là « une utopie politique » nous dit Frédéric Gros. Il n’y a guère que dans la famille qu’une telle obéissance « naturelle » se justifie. Ailleurs, c’est-à-dire dans le monde économique et politique, ce sont les passions mauvaises qui triomphent, c’est-à-dire la soif de domination, l’instinct tyrannique et la cupidité. C’est donc la désobéissance plus que l’obéissance qui serait légitime.

C’est le conformisme qui serait la véritable solution à l’énigme de l’obéissance. Frédéric Gros rappelle les résultats de l’expérience de Asch. On demande à un groupe d’individus de comparer la taille d’un trait dessiné avec un trait de référence. Dans le groupe, tous sont des complices sauf un individu. Quel sera sa réaction si tous donnent une réponse aberrante (le trait est plus petit, alors que, manifestement, il est plus grand) ? En moyenne, un tiers des individus ainsi testés préfère s’accorder avec les autres et donner une réponse aberrante plutôt que d’aller contre le groupe. Est-il donc si difficile d’avoir raison contre les autres même lorsqu’il n’y a pas d’enjeu ? Oui, si l’on accepte avec Durkheim de voir que toute société produit des individus normalisés aux comportements uniformes et prévisibles. Arendt dira que c’est là le propre de l’avènement du social et donc de la modernité. La personne « normale » est une personne normée parce que la société est une société de jugements et qu’il est effectivement difficile de faire abstraction de ces jugements.

Nous pourrions arrêter là notre parcours des formes de l’obéissance s’il n’y avait ce quatrième style qui est le concept clef et proprement politique des démocraties contemporaines : le consentement. Il est au fondement des théories du contrat qui légitiment l’obéissance aux lois par l’adhésion volontaire de ceux qui y sont soumis. D’ailleurs, la démocratisation progressive de nos sociétés exige toujours davantage et dans des domaines de plus en plus nombreux un consentement qui ne vaut que s’il est éclairé. Mais ne s’agit-il pas d’une fiction politique qui délégitime toute velléité de désobéissance au nom d’un consentement tacite préalable au jeu démocratique ? Certes, consentir, c’est librement accepter de se dessaisir de sa liberté. C’est d’ailleurs le propre de tout engagement qui fait qu’en s’engageant on renonce par avance à satisfaire la fluctuation des désirs. La question est cependant de savoir à quoi nous consentons exactement en acceptant de vivre ensemble. Pour Habermas comme pour Arendt, nous n’avons consenti qu’à faire société et, précise Frédéric Gros, « l’obéissance aux dirigeants » ne peut être que « circonspecte et provisoire ». On peut dès lors interpréter les mouvements de désobéissance civile comme des modes de réactivation du contrat social et non comme des ruptures : « nous faisons corps en portant un projet alternatif de vivre-ensemble ».

Une responsabilité sans limites

C’est alors que Frédéric Gros resserre son raisonnement et articule éthique et politique. La désobéissance civile comprise comme acte politique de refondation du contrat qui nous lie s’enracine dans une posture éthique qui la rend possible et l’authentifie. Cette posture, il la nomme « dissidence civique ». Elle est l’expérience d’une impossibilité éthique : impossibilité de continuer à obéir. Or, cette expérience, personne ne peux la faire à ma place. Elle suppose une « vie éthique », un rapport de soi à soi, un décalage entre soi et soi, ce « deux-en-un » dont parle Arendt, ce for intérieur qui permet à chacun de délibérer avant de décider. Et ce dialogue avec soi-même, c’est ce que Platon nommait pensée.

Ainsi, c’est à quoi se réduirait le secret de la désobéissance : la capacité de faire son examen de conscience ? Arendt aurait acquiescé puisqu’elle soupçonnait Eichmann de ne pas penser – ce qui lui aurait permis de remplir avec le plus grand zèle les missions qui lui étaient confiées. Ne pas penser ne signifie pas ne pas être capable de calculer ou de trouver des moyens adaptés à des fins, mais c’est refuser de s’interroger sur les fins de son action. Ne pas penser, c’est ne pas vouloir s’arracher à ses certitudes, à son confort, à ses habitudes. Alors, souvenons-nous de l’introduction de l’ouvrage : « Nous avons accepté l’inacceptable ». Dire que nous obéissons, reviendrait donc à dire que nous ne pensons pas…

Le texte se fait alors plus grave et plus mordant en passant de l’analyse des conditions éthiques à l’énoncé d’un impératif moral : notre responsabilité, dit Frédéric Gros, est « sans limites » . Nous avons la responsabilité du monde et de son sens, nous avons la responsabilité du fragile et il nous faut agir comme si nos actes devaient être comptabilisés devant un tribunal divin. Et ce fardeau de la responsabilité, je ne peux pas le déposer. La responsabilité est mienne, elle est indélégable. Si obéissance il y a, c’est à moi-même que je me dois d’obéir. Et obéir à un autre, c’est avant tout s’autoriser à lui obéir. Je ne peux pas me dégager de cette responsabilité première qui fonde la responsabilité « sans limites ».

Voilà un fardeau lourd à porter ! Ceux qui rêvaient d’une philosophie légère ou consolante en seront pour leurs frais : « Mais qui a dit que la philosophie devait nous consoler ? » ironise Frédéric Gros.

Le livre a beau s’achever sur une note bienveillante, sur une amicale invitation à philosopher, le propos général n’en demeure pas moins grave : si le vivre-ensemble est bien du ressort du politique, il dépend cependant d’abord de la responsabilité morale de chacun. Ce qui est dénoncé implicitement, c’est ce jeu de défausse que Sartre aurait appelé la mauvaise foi. Le ton de l’ouvrage ose par moment être moralisateur. Et pourquoi pas ? L’enjeu est de réveiller cette disposition critique que chacun possède et qui, seule, peut faire vivre le débat démocratique comme prélude à l’action collective. Alors, laissons-nous provoquer par le démon de Socrate qui nous invite à désobéir !

About the Author

Enseignant de philosophie, Patrice Poingt organise depuis 6 ans les Rencontres Philosophiques de Brest. Partant du principe que tout peut être objet de dérives philosophiques, il imagine, en optimiste impénitent, que tout le monde est intéressé par les spéculations des héritiers de Socrate.

 

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