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De sang et de laitDe sang et de lait, présenté au festival Grande Marée, est le deuxième volet du diptyque Les Temps qui courent… qui conduit les spectateurs et les lecteurs dans un univers à la fois historique et très actuel. Ce travail longuement approché, mûri et recherché sur les lieux mêmes des événements porte une charge qui ne peut que laisser différent. Il y est question d’Oradour-sur-Glane et de la maternité d’En Bardou, à Elne, où des centaines de femmes purent accoucher et échapper aux camps. Il y est question de notre humanité et de ce que l’on peut encore se vanter de voir échapper à la barbarie. Il y est question de mettre en commun des mots et des émotions, d’accepter la complexité du réel mais aussi l’évidence de la réponse: donner un coup de main.

Entretien avec Bernadète Bidaude

Comment en êtes-vous venue à ce projet ?

Tout a commencé par l’invitation de lieux qui connaissaient mon travail et qui m’ont invitée à Saint-Junien, pour une représentation d’abord, puis pour rester sur le territoire comme « artiste de grande lenteur ». C’est une très belle expression, qui souligne l’importance de donner du temps pour que l’artiste rencontre un territoire et réciproquement.

Le contexte social de ce territoire est très ouvrier, c’est le lieu où sont nées les premières coopératives ouvrières, ce qui crée une culture particulière. À quinze kilomètres de là, se trouve Oradour-sur-Glane.

Je n’ai pas décidé de travailler sur Oradour. Mais la rencontre est au cœur de tout ce que je fais, dans les maisons, dans les lieux publics. Durant un an, je n’ai pas fait une rencontre où la mémoire d’Oradour n’est pas revenue sur la table, toutes générations confondues, et tous registres confondus : c’est un héritage à la fois lourd, dont on ne veut pas parler, qu’on ne peut pas ne pas honorer. Je n’ai cessé de me demander comment porter cette histoire, cette mémoire, remettre la pierre sans remettre la douleur. 

Robert Hébras

Robert Hébras

Un jour, à la sortie du cinéma, j’ai rencontré Robert Hébras, qui pensait que je voulais le voir, alors que je n’avais pas spécialement envie de me confronter à cet épisode barbare de l’histoire. Il m’a laissé son numéro.

Que lui demander ? Je n’allais tout de même pas lui faire répéter le pire. Le jour où je suis allée chez lui pour prendre le café, il était en train de greffer les rosiers, comme au début du texte. Il m’a regardée et m’a demandé « alors ? ». Prise de panique, dans un réflexe de survie, je lui ai demandé : « À quoi tu jouais quand tu étais petit Robert ? » On a donc commencé par l’enfance, les jeux, il a parlé de sa vie et cela a fondé une relation très particulière. Il m’a demandé de l’accompagner sur les lieux du drame. C’est un lieu où on atteint l’indicible.

C’est à partir de là que vous avez pu écrire ?

J’ai écrit le premier volet de mon travail. Le cheminement de l’écriture pour trouver la justesse a été long. Je me sens libre de ce que j’écris, mais pour la première fois, j’ai soumis mon texte à Robert Hébras. Le réel est tel que je n’aurais pas supporté que quelque chose du poids d’une plume lui pèse sur la tête. Pour les trois premières à Saint-Junien, je lui ai proposé de venir, il a participé à un échange avec le public, avec des lycéens : il ne sait pas dire non.

Comment êtes-vous passée au deuxième volet ?

Pendant que j’étais en train de faire ces rencontres sur le territoire, Sylvaine Candille, directrice du Pôle Culture et Patrimoine de la ville d’Elne, m’a conduite, avec le maire, Nicolas Garcia et l’élue à la culture et au patrimoine, Annie Pezin, dans un château, qui avait été une maternité. Ils m’y ont laissé deux ou trois heures et m’ont  demandé s’il y avait des mots à mettre sur cette histoire. J’ai été enchantée de cette histoire de solidarité au féminin, bouleversée, mais la charge de cela est à nouveau très lourde à porter. Au bureau du service Culture de la ville d’Elne, ils m’ont montré une photo de Robert et des enfants nés à la maternité. Le lien entre les deux histoires m’est subitement apparu avec fulgurance, six cent quatre deux morts et plus de six cent vingt enfants nés, ainsi que l’évidence du rapport à l’actualité, la résonance avec l’histoire contemporaine.

Pouvez-vous développer cette résonance avec l’actualité ?

Ma question principale est celle de savoir de quoi nous sommes faits, quelle est notre part barbare au-delà des temps, ce que l’on en fait, comment se manifeste notre petite résistance au quotidien. Je m’interroge aussi sur la charge de la non-mémoire, des non-dits qui font que l’on est capable de renouveler l’histoire. Les histoires d’exode se répètent, des gens fuient la guerre, nous sommes sans cesse confrontés à l’accueil, au non-accueil sur un territoire.

dscn3229Je suis intéressée par tous les gestes solidaires, lumineux de gens qui se battent pour prendre en charge les choses et être les bras ouverts à l’autre, qui trouvent les moyens de contrer cette attitude : sur l’autre trottoir, on voit une vieille dame chargée, on est là et on la regarde, et on commente « ça doit être lourd ». Le réflexe premier, au-delà des parcours politiques, de traverser pour l’aider a disparu. Face à cette déconstruction, je cherche comment retrouver le geste simple et premier, de s’adresser à l’autre, de donner un coup de main, comment le chemin d’homme se fait pour que ça n’arrive plus jamais. Comment se réconcilier avec l’autre même si on n’est pas d’accord. Elisabeth Eidenbenz a agi parce que c’est naturel de faire ce qu’elle a fait.

On est des barbares, il ne faut ne pas faire semblant que cela n’existe pas. Il faut nommer la bête, dire les choses, pour empêcher de grandir la part sombre.

Comment s’articulent pour vous le conte et le récit de vie ?

Je ne m’inscris pas dans la tradition des contes moralisateurs, je suis aux antipodes des conteurs du 17ème siècle. La strate sous-jacente de mes contes relève de la mythologie, des questions sans âge. Le conte permet de répondre à une ou des difficultés, à des comment, à des pourquoi. Les grands mythes sont durs, les réponses sont complexes.

J’ai commencé mon chemin de conte avec le collectage, auprès de personnes qui portaient des motifs, des histoires, qui ne savaient pas forcément lire ni écrire, mais qui avaient un bagage culturel et d’explication du monde.

Et avec votre propre récit de vie ?

Dans ma vie, quelques épisodes clés ont fondé mon travail : je suis fille et petite-fille de paysans, et dès l’âge de quatre ans, je demande à ma mère d’aller chercher mes voisines car j’ai des choses à leur dire. C’est aussi l’époque où, avec mon grand-père, j’entends des gens qui parlent devant moi, pensant que je ne comprends pas, et où je sais qu’il y a des choses secrètes. La nature m’environne et je me fais des tas d’histoires avec les fourmis et les cailloux. De l’enfance, des motifs d’histoires me restent.

Le deuxième déclic se produit quand je commence à rencontrer de gens en collectage, à passer des centaines d’heures avec eux. Comment retiennent-ils alors qu’ils ne savent ni lire ni écrire, et moi ma mémoire est toute petite ? Un jour, chez une dame, j’enregistre ses paroles, y compris temps qu’il fait. Elle commence à me raconter le conte des Sept Frères. Sa voisine entre, parle, l’enregistrement tourne toujours, puis la dame reprend l’histoire pile là où l’avait arrêtée. Ensuite, elle parle à son chien et dans l’histoire, il y a un chien. Je me rends compte qu’elle me fait son cinéma à elle. Lorsqu’elle me demande d’arrêter d’enregistrer, je comprends que l’histoire des Sept Frères n’était pas un hasard : un de ses petits-fils a vécu quelque chose de très grave, il avait de gros ennuis. En réécoutant la bande, je me suis rendu compte que ce qui m’intéresse est ce croisement du récit de vie individuel et de ce qu’est la mémoire collective.

Comment présenteriez-vous la dimension poétique de votre écriture ?

Un jour, nous étions en plein Sahara avec mon compagnon, qui fait des recherches en art rupestre. Nous étions dans le désert, avions cherché pendant des heures, seul au monde, puis soudain nous nous sommes retrouvés face à une peinture bouleversante. J’ai alors entendu un silence très particulier et perçu le regard d’œuvres sans âge, qui me parlent. Le silence que portent les histoires pour exister est celui du souffle, de la respiration.

Je ne peux pas vivre sans poésie. Elle est un regard, le regard au quotidien, un étonnement, une respiration, un jeu. Je suis une dévoratrice de poésie.

Y a-t-il une scénographie particulière pour votre spectacle ? 

La vie avec Oradour

La scénographie m’intéresse beaucoup dans mon parcours de conteuse. La forme n’est pas là pour être jolie, elle doit répondre à une vision. Si je fais un travail de lumière, d’espace, c’est une langue qui permet de faire apparaître la poésie suspendue dans les mots, et qui caresse les gens, déplace leur état intérieur.

Pour le premier volet, le public est en cercle, et la jauge est de cent vingt personnes maximum, car je fais le spectacle à voix nue. Tout le monde se voit ; c’est le dispositif le plus naturel pour être ensemble. Cela rappelle la culture des fontaines en Limousin, ces cultes païens pour soigner, où il fallait amener un vêtement à la fontaine, un morceau de buis. Je souhaite convoquer tous nos maux à la fontaine, invisible et pourtant présente, pour transcender toutes nos douleurs.

Dans le deuxième volet, les spectateurs sont en carré, qui rappelle le camp d’internement d’Argelès. Je passe parfois à l’extérieur, mais c’est encore une façon de se réunir, mettre ces histoires entre nous, on les met là et comment on s’en empare.

 J’avais l’envie réelle de ne pas mettre les gens en frontal, cachés dans le noir. C’est le premier spectacle vivant qui se fait sur Oradour.

Comment travailler avec une matière qui possède une telle charge de pathos ?

Il a fallu que je pleure suffisamment pour prendre du recul et n’être dans aucun pathos, et être juste là pour dire ça. Le matériau n’est pas froid, mais digéré, on peut en parler tranquillement. Avec le dispositif scénique, je vois ce qui se passe dans les yeux des spectateurs, qui sont parfois bouleversés, et c’est alors à moi de ne pas me faire envahir par l’émotion de ces gens.

Comment définiriez-vous la place du conte dans la culture contemporaine, la place qu’il occupe et celle qu’il pourrait ou devrait occuper ?

Sa place est là sans qu’on le sache, les histoires n’ont pas besoin de nous pour circuler. Les romans, les films sont nourris de motifs mythologiques. Les histoires sont revisitées, elles se transmettent et prennent différentes couleurs. Le conte n’a pas besoin de professionnels, de néo-conteurs.

Il existe des classifications du conte, qui répertorient les motifs communs, dressent des arbres pour retrouver l’origine des histoires. Il y a des images, des suites qui perdurent et qui doivent être une explication du monde. On les nourrit et on s’en sert, et on peut se demander comment donner à les entendre à nouveau, comment revisiter cette part qui nous fascine toujours ? C’est une grande responsabilité.

De Sang et de lait joue à l’Astrolabe du Relecq-Kerhuon, le samedi 26 novembre, à 20h30. 

Le diptyque Les Temps qui courent… est publié aux Éditions du Pourquoi pas?

Crédits photo: 

Photo de Une: JLLQ

Dans l’entretien: Bernadète Bidaude

Pour en savoir plus:

Sur Bernadète Bidaude

http://bbidaude.perso.neuf.fr/page0/page0.html

Sur le festival Grande Marée

https://associationadao.wordpress.com

Et en partenariat avec nos amis de la webradio Oufipo, retrouvez ici toutes les interviews et reportages du festival : http://oufipo.org/2016-Festival-Grande-Maree.html 

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About the Author

Notre agrégée de lettres passe en revue tous les articles, les relit, les corrige. Elle écrit pour différentes revues des articles de recherche en littérature et sciences humaines et s’appuie également sur ses multiples casquettes pour développer les partenariats du Poulailler, en russe, en français, en italien… Natalia pratique le théâtre amateur et bavarde à longueur de journée (en russe, en français, en italien…).

 

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