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Faire corps avec le groupe mais n'être qu'un corps sur le plateau. Danser habité par la création de Daniel Dobbels, chorégraphe, et Carole Quettier, danseuse, c'est le travail auquel se sont livrés seize danseurs et danseuses, questionnant les notions de solitude et solidarité dans le solo en début de semaine au Quartz avant une restitution au Mac Orlan vendredi 4 novembre lors de la soirée Soli.

 

Les corps se détachent des murs gris du studio de danse du Quartz, finement découpés par le froid soleil de l'automne brestois. Danseuses et danseurs, amateurs et professionnels, adolescents et adultes se partagent le plancher de la salle aux fenêtres s'ouvrant sur une place de la Liberté à peine voilée par un rideau de feuilles roussissant à l'arrivée du mois de novembre. Chacun est mu par la voix de Nick Cave et traversé par sa propre histoire car les corps qui se suivent, se croisent, s'esquivent, se rencontrent et s'accueillent parfois, obéissant à une variation commune, ne composent pas une chorégraphie militairement orchestrée mais la rencontre de seize soli singuliers transmis par Daniel Dobbels et Carole Quettier. Le jeu et l'enjeu : « danser seul sans se sentir seul ». 

Nageoire d'oiseau et nuée de ptérodactyles

Sous une nuée de cheveux plus blancs que gris, le visage souligné par des sillons de rides rieuses et la bouche surmontée d'une courte moustache, le théoricien de la danse campe le rôle du sage qui, de sa voix posée et à mots choisis, indique des directions traduites en gestes par la fine et souple danseuse. Elle devient l'expression mouvante des idées du chorégraphe, rehaussées de l'espièglerie, de l'intelligence et du caractère de la jeune femme.

Avec délicatesse, justesse et humour, le duo, d'une grande complicité, transmet un extrait de la pièce L’Écharpe Grise créée en 2007 pour Carole Quettier. Une bribe communiquée sans injonctions mais par une somme d'indications : « votre bras est comme la nageoire d'un oiseau, vous voyez ? », « ce n'est pas comme si c'était une mouche sur votre épaule mais plutôt une coccinelle, on l'accompagne dans son envol », « imaginez qu'une tête se pose dans votre main », « ici c'est comme si vous deviez vous défendre contre la nuée d'oiseaux d'Alfred Hitchcock, ou de ptérodactyles, il y en a des ptérodactyles à Brest ? », « vous êtes dans une verticalité mais pas une verticalité militaire, plutôt une verticalité de lierre, végétale », « et là un aileron de requin pour vous requinquer » … 

 

« La vérité d'un geste n'existe que dans le corps du danseur »

« Voir ce solo que j'ai dansé seule, le voir démultiplié, c'est très émouvant », confie la danseuse un après-midi, alors que le départ de ses élèves de trois jours laisse planer un calme soudain au quatrième étage du Quartz. « L'écriture très précise offre des marges de liberté qui permettent à chacun de l'approcher, de l'incorporer et on n'a pas l'impression que la proposition soit imposée de l'extérieur et c'est la condition pour qu'émerge un tel bonheur intérieur, les danseurs trouvent leur propre liberté et ça en devient très émouvant », abonde un Daniel Dobbels « bouleversé » par le spectacle du groupe en apprentissage car « la vérité d'un geste n'existe que dans le corps du danseur, pour le chorégraphe le pensé passe en acte au moment où la création se réalise ». Ainsi il estime « toucher à une question capitale : tout le monde peut danser, la danse contemporaine est tout sauf élitiste, au contraire, et voir la subtilité émerger comme ça dans le corps des danseurs et sur leurs visages, c'est ce que l'on peut espérer de mieux dans une vie ».

 

« Danse d'esquive constante »

Une vision sensible loin des considérations techniques. Daniel Dobbels n'est pas un grand partisan de la discipline et de la rigueur du ballet. Héritier de la danse moderne, dans la lignée des sœurs rivales Isadora Duncan et Loïe Fuller, nourri par un expressionnisme allemand notamment porté par Mary Wigman et ancien danseur de l'Américaine Susan Buirge, l'intellectuel approchant les 70 ans préfère se reposer sur Martha Graham – à qui il a consacré un ouvrage paru aux éditions Coutaz – ou Merce Cunningham dont les références ne sont jamais loin dans le discours pour inspirer le geste. 

De plus le rapport entre les arts est poreux, et les inspirations convergent. Ainsi la danseuse et son chorégraphe convoquent aussi des images empruntées aux arts plastiques : Carole cite L'Homme Qui Marche de Giacometti pour décrire un pas, Daniel évoque « la convergence des petites cellules dans les peintures de Bosch » pour illustrer le partage de l'espace « que l'on occupe et dont on se préoccupe » ou encore Danses sous l'Emprise de la Peur de Paul Klee afin d'offrir l'image de la « danse d'esquive constante » qu'il propose à son équipe de disciples passagers.

 

« An eye for an eye »

Une danse d'esquive plus expressive que technique, mais aussi subtile, tout en doigté, impulsions, retournements et qualités de mouvements. Tout débute dans le silence. Lever les bras, tel la balance de la Justice. Les doigts se cherchent au-dessus de la tête. Se trouvent. Sursautent. Surprise et les mains s'unissent. Balanciers. Pas en avant. Choc sur la nuque et la guitare de la version acoustique de The Mercy Seat vient envelopper le groupe, vite rattrapée par la voix de Nick Cave.

« An eye for an eye, a tooth for a tooth, and anyway I told the truth, and I am not afraid to die ». Les paroles hantent les danseurs et résonnent de l’ascenseur du Quartz aux rues de Recouvrance sur le chemin du Mac Orlan, où la cohorte de solistes a pris ses marques sur le plateau mercredi, sous l’œil du maître flottant sur une nuée de fauteuils bleus. Daniel Dobbels reconnaît la puissance de ce morceau, « qu'est-ce que tu veux danser sur une musique comme celle-là ? », questionne-t-il, bien que L’Écharpe Grise soit faite d'hymnes rock et rugueux, un peu folk, mélancoliques voire complètement torturés : The Lyre Of Orpheus de Cave, The Needle of Death de Bert Jansch, Hurt de Johnny Cash, Pot's on, Gas on High par John Lee Hooker. 

« La danse sauve » 

Pourtant, suivant les préceptes de Merce Cunningham, Daniel Dobbels créée dans le silence et « mise sur la rencontre du geste et de la musique », note Carole Quettier et souvent « le texte tombe sur le geste de manière imprévue, alors nous gardons ces rendez-vous avec la musique ». Et si la mort plane dans la musique, le danseur en sort toujours indemne car « la danse sauve ». Il en sera question samedi 5 novembre avec la deuxième soirée Soli, au cours de laquelle le duo présentera L'Effroi et L'Autre Eveil, il se pourrait qu'un corps vif y échappe à la mort, que le sacrifice promis par le Sacre du Printemps ne parvienne pas à saisir l'être mouvant.

 

Notes graphiques prises par Youen Siche-Jouan, qui expose au Mac Orlan le soir du vendredi 4 novembre 2016.

Crédit photos: Lucie Lautrédou

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