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On peut dire tout ce que l’on veut sur la personne de Louis-Ferdinand Céline – et on le dit – mais nul ne peut refuser à l’auteur de Guignol’s band une indéniable capacité à électriser immédiatement qui le lit, et le faire jubiler, cuit à vif sur le grill d’une prose furieuse, outrancière, monstre.

Il y a chez Céline un coté maquignon normand – même s’il aime à se vanter de ses origines bretonnes, armoricaines - une stratégie de roublardise permanente, une mauvaise foi considérable, qui oblige à des contorsions et des édifications de barricades si l’on souhaite échapper à ses pièges de bateleur.

Bâtissant sa défense sur la posture du sacrifié ultime (le juif absolu ?) et de l’injustice faite à la vertu, Céline, nouveau « Dreyfus », attaque quand on l’accuse, refusant, grand seigneur, d’être jugé par la valetaille des supposés ignorants, ces « employés » : « Je veux bien monter dans la charrette avec les autres, mais parce que je le veux bien… je suis une femme du monde, moi, je baise quand je le veux. »

Argument majeur : le vrai style (la haine consciente/inconsciente qui le nourrit), voilà l’ennemi, pour qui ne pourra jamais supporter qu’un livre comme Voyage au bout de la nuit soit devenu « un classique français ».

Céline écrit notamment le 18 septembre 1948 : « J’ai des leçons à donner [je n’en ai pas à recevoir] des comptes à demander. Je suis accusateur, non accusé – Le trahi – c’est moi – l’antisémite ce n’est pas moi – Je n’ai tué, ni fait tuer personne, pas même le comte Bernadotte ! Vite une statue et qu’on me foute la Paix ! Je n’admets le pipi que des petits chiens. »

Plus loin (7 novembre 1948) : « Je n’ai jamais foutu les pieds dans les salles de l’ambassade d’Allemagne mais Signal est bourré de photos où Tout Paris y figure et quelles figures !!! Oh la la !!! » 

Réfugiés avec leur matou de vingt ans au bord de la Baltique – la mer est l’un des éléments céliniens primordiaux – à Klarskovgaard, au Danemark, Céline (qui vient de purger dix-huit mois de prison) et Lucette Destouches, aux abois financièrement, vivent alors dans une extrême modestie, souffrant de faim, de froid et d’isolement.

Il faut régulièrement aller à la mer pour y puiser de l’eau, s’enfoncer dans un sable boueux, s’épuiser.

Menacé d’extradition, ayant « l’article 75 au cou » - accusation, selon le code pénal, d’intelligence avec l’ennemi – les marges de manœuvre du grand écrivain français sont faibles. Ses livres sont indisponibles, les relations avec Denoël, son éditeur historique, sont catastrophiques, les amis se font rares, fors la fidèle secrétaire et traductrice Marie Canavaggia, le graveur Jean-Gabriel Daragnès, le romancier et journaliste Albert Paraz (Le Gala des vaches), l’acteur Le Vigan (alors en Espagne) ou Marcel Aymé. Mais heureusement, le carburateur est encore bouillant, Céline, « usine à encre », travaillant sans relâche (des dizaines de milliers de pages) à Féerie pour une autre fois : « Je vous préviens, vous me connaissez mal, qu’au boulot je suis un ouvrier qui ne plaisante pas du tout. Je me crève moi en scrupules de labeur. »    

Arrive en septembre 1948, à la faveur de la tournée d’un groupe folklorique auvergnat qu’il accompagne dans ses pérégrinations, le caricaturiste Pierre Monnier, connu sous le nom de Chambri. Le scandale de la relégation du génial prosateur (l’école d’Agrippa d’Aubigné-Rabelais-Sévigné-Talleyrand-Vallès) lui est insupportable, et le voici qui s’engage allegro vivace dans la résurrection de son œuvre, republiant clandestinement avec Charles Frémanger Voyage au bout de la nuit (livre préféré, dit-on, de Staline, passons), puis créant sa propre maison d’édition (Frédéric Chambriand) pour diffuser Casse-pipe et Mort à crédit.

Témoignage (lire avec attention les annexes) : « Accablé, réduit à la misère, perdu dans un des coins les plus sauvages de la campagne danoise, mais non pas vaincu, tel j’ai vu Louis-Ferdinand Céline… »

Pendant cinq ans, Céline et Pierre Monnier s’écrivent, leur correspondance est passionnante, dans ce qu’elle révèle des relations de l’auteur anarchiste avec un milieu littéraire qu’il abhorre, et de sa ténacité de mineur de fond dans la continuation et préservation/perpétuation de son œuvre.

Invectivant sans cesse ses éditeurs, « tous maquereaux épiciers voleurs », Céline, méfiant jusqu’au délire, n’est pas un client facile, qui connaît, ultralucide, la musique (« l’immonde cuisine »), trouvant insupportable la moindre omission de virgule, et se lançant fréquemment dans des logorrhées/décharges verbales aussi insupportables que géniales en ce qu’elles font sonner la lyre comme on l’a rarement entendu chanter en français.

« Je suis horriblement précis, médical, scientifique, laconique, bref, sur toutes les choses du boulot. »

« J’ai la jeanfoutrerie en horreur. »

« Mes textes sont très ardus, pleins d’embûches – Ce ne sont pas les merdeux correcteurs d’imprimerie qui s’en tirent ! »

« Je ne fais pas de pâtés sur la plage – J’amuse pas les enfants – Je fais des « Travaux publics » sérieux. »

« Ne jamais racoler avec des effets d’imprimerie. Horreur ! Les effets doivent être dans le texte pas en couverture. JAMAIS. Les couvertures toujours sobres extra sobres. »

« Un peu de goût bordel ! de distinction ! Revoyez ça… Sobre Sobre Sobre – Les extravagances sont à l’intérieur, au plumard – »

Aucun euphémisme ou chichiterie concernant l’argent, nerf de la guerre : « Du flouze, et recta. » En ce domaine comme en tant d’autres, Céline n’est pas homme à transiger : « Sur tous les exemplaires mes droits PAYES D’AVANCE en couronnes – sur le bureau que vous savez. Après et APRES SEULEMENT on discutaille, signaille, bafouille, conjecture, optimise, expecte, suppute, éjecte, éructe, prie Dieu, le diable – procédurise, reférise, etc – »

En 1951, un non-lieu est prononcé – l’avocat Tixier-Vignancourt lui est d’un grand secours –, Céline entrant dès lors en majesté chez Gallimard, qui accepte toutes ses conditions.

Imaginer Céline debout dans sa houppelande, le regard droit face à « l’échafaud », seul contre tous, survivant, puis mourant dans l’anonymat (fantasme) et la misère, tel Turner à la fin de sa vie.

celine_monnier

Louis-Ferdinand Céline, Lettres à Pierre Monnier, 1948-1952, édition établie, présentée et annotée par Jean Paul Louis, Cahier Céline 12, Les Cahiers de la NRF, Gallimard, 2015, 578p  

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(source image de la une : wikipedia. Creative commons)

About the Author

Agrégé de lettres modernes, chargé de cours à l’Université Bretagne Ouest, dont les recherches concernent notamment la littérature contemporaine. Journaliste free lance.

One Comment

  1. Krisbraz / 28 octobre 2016 at 16 h 09 /Répondre

    Le Voyage, c’est Trotsky en fait. Selon lui, après lecture du Voyage (dès sa parution), LFC pouvait tourner extrême gauche comme extrême droite.

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