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On peut commencer à lire Yves Bonnefoy avec sa dernière œuvre publiée, L’écharpe rouge (Mercure de France), essai autobiographique superbe reprenant l’ensemble de ses thèmes de prédilection : la dialectique prose/poésie, la géométrie comme structure d’habitation du monde, le temps au-delà de la chronologie, l’image (peinture/métaphore) telle la révélation d’un secret intime, l’étrangeté de qui écrit en soi, la profondeur souvent inaperçue du langage appelée « second degré de la parole », le lien entre littérature et pensée, réalisme et fantastique.    

Poète, Yves Bonnefoy fut aussi critique d’art (Giacometti, Balthus, Piero della Francesca) et traducteur (Shakespeare, Yeats, Keats, Donne, Leopardi, Pétrarque), questionnant inlassablement le lien entre parole et présence, formes et vérité, recherchant « le vrai lieu » (L’arrière-pays, 1972), entre rêve et souvenirs, œuvres d’art et paysage, verbe et silence.

En 1964, Yves Bonnefoy écrivit une centaine de vers (L’écharpe rouge, première mouture), restés depuis enfermés dans le secrétaire transmis par son grand-père, avec la sensation que reposait là une bonne part du mystère de sa vocation poétique et de sa propre vie.

Cherchant à comprendre enfin, près de cinquante plus tard, l’importance de ces vers, L’écharpe rouge est un texte magistral, en ce qu’il donne l’impression, menant l’enquête, que chaque terme, chaque phrase, s’il est pensé, pesé, n’en demeure pas moins un fragment d’inconnu, et que l’exil - d’ordre métaphysique - persiste.  

Les mots posés sur la page, les images notées à la volée (Bonnefoy croisa brièvement la trajectoire du groupe d’André Breton), mais imposées par l’expérience (d’existence, d’écriture, de rêve), relèvent à la fois d’une évidence et d’une énigme, comme si toute apparition était double, à la fois transparente et opaque : « Des oiseaux d’un instant cognent aux vitres, / Ce sont d’abord des ombres, puis le cri. »  

Le poète invente, entre prose/prosaïsme et vers, un chant continu, tentant la réconciliation des contraires supposés, en un lyrisme cherchant à retrouver la sensation d’une unité première, que les vertiges de l’interprétation (l’usage des mots jusqu’à leur dissolution) pourront approcher au plus près, au risque de la perdre davantage encore.  

Mais, qu’y a-t-il donc à décrypter dans L’écharpe rouge ? « Je crois bien qu’il me faut penser qu’au moment même où je cherchais à percer à jour ces énigmes, j’avais désir de ne pas le faire. Car il y avait en moi quelqu’un pour rêver, ah, certes, coupablement, qu’existe un autre niveau de réalité que celui où on pense et œuvre ordinairement : et que de cet autre lieu dans l’esprit je pouvais espérer que je recevrais parfois des messages, mais qui seraient obscurs, par nature, sinon même à jamais impénétrables. »

Composé de plusieurs textes comme autant de pièces versées au dossier – « L’écharpe rouge », « Deux scènes », des « Notes conjointes » - l’ultime opus d’Yves Bonnefoy embarque son auteur, comme le lecteur enfiévré, dans une vaste entreprise de déchiffrement, dont il n’est pas certain, la lecture achevée, qu’elle n’ouvre encore sur d’autres exégèses, et qu’il ne faille tout reprendre depuis le début.

Les certitudes sont ici des hypothèses, tout est certain, mais rien n’est définitif.

La ville de Toulouse apparaissant dans les vers ? « Mais c’est parce que cette « idée de récit » porte sur ma propre existence, dans sa relation à mes parents. Et cet homme, à Toulouse, qui a laissé son adresse, sur une enveloppe vide, à quelqu’un qui en retrouve le souvenir, c’est mon père, et s’adressant à moi : car je suis « cet homme déjà vieux » qui veut mettre de l’ordre dans son passé. Quant à l’écharpe rouge que lui et moi voyons chacun s’éployer sur le cœur de l’autre, c’est ce qui nous unit, d’une façon à la fois invisible et essentielle, c’est la paternité de la filiation, ce que l’on appelle le lien du sang. »

Le poète découvre ainsi que le silence d’un père, son « renoncement à communiquer », sa solitude, sa culpabilité peut-être d’avoir épousé une femme ayant dû renoncer dès lors à une situation plus haute (différences de milieux, de classes, d’éducations), aura peut-être été à l’origine de sa vocation d’écrivain : dire à la place de qui ne dit pas, et n’est pas véritablement « au monde » parce que manquant de mots pour l’habiter vraiment.

L’automaticité du complexe d’Œdipe, compris, est pourtant récusée : « Et l’enfant assez jeune encore pour comprendre l’apport de la vie dont sont capables les mots, comment pourrait-il se dresser contre son père quand celui-ci est si clairement aux prises avec un discours qui les étouffe ? Non, bien au contraire, il va éprouver pour lui de la compassion, il va rêver de le délivrer de son asservissement. »

Retraçant les parcours biographiques de ses parents, Hélène et Elie, l’auteur de Du mouvement et de l’immobilité de Douve (premier recueil, coup de tonnerre dans le monde des lettres en 1954), arrivé au soir de sa vie, s’interroge : « L’affection que montrait l’épouse n’était-elle pas simple résignation courageuse ? »    

Autre piste, la rencontre en 1933 du petit roman Dans les sables rouges, qui marqua durablement l’enfant : « Un archéologue est à la recherche, dans le désert de Gobi, en Asie centrale, des ruines d’une ville romaine, mais ce qui apparaît, c’est que cette ville est vivante encore, peuplée encore, et d’hommes et de femmes parlant latin : elle s’est simplement déplacée de la surface du désert, un produit des siècles récents, vers une oasis de la profondeur, un cours d’eau souterrain sur les rives duquel elle a rebâti ses demeures et ses palais. »

La simplicité avec laquelle le poète révèle si tard des scènes inaugurales bouleverse : « Et la plus frappante de toutes ces expériences, celle qui l’a guidé par la suite dans les réflexions sur les œuvres, soit de poésie, soit de peinture ou sculpture : il fait nuit, on revient de la ferme proche avec le lait frais, voici à l’entrée du village une première maison, dont une fenêtre est ouverte sur la clarté d’une lampe. Et je vois là, une fois, découpe noire dans la lumière, un homme debout, qui se penche sur quelque tâche. Quel saisissement ! Percevoir le fait d’être, avoir la crainte de ne pas être, se sentir porté vers cet inconnu par l’élan d’une solidarité au sein d’une solitude dont on prend conscience, vertigineuse ! »

Voir alors une solitude fondamentale. Sentir la force du néant comme du vivant précaire. Envisager le vide comme guise de la création. Et comprendre la nécessité de la poésie comme échange, ce que symbolise, dans l’interprétation qu’en fait l’ami des Gaëtan Picon, Jacques Dupin, Louis-René des Forêts, André du Bouchet (membres fondateurs de la revue L’Ephémère, 1967),  le tableau de Max Ernst, La Révolution la nuit.

La poésie comme une façon de faire la paix.

La poésie comme un masque de Nouvelle-Guinée fait de mots et de rythmes.

La découverte de Pierre Jean Jouve comme une musique nouvelle – une autre Hélène fut son épouse. 

Le surréalisme comme socle de sensibilité.

La peinture comme surface et traversée du miroir.

Le rêve comme question et royauté.

L’étonnement comme souffle premier.

« Et la poésie, eh bien, c’est l’obstination avec laquelle la vigilance du Je profond critique les visées du moi, ranime dans la forme son grand possible. »

                                                     

Yves Bonnefoy, L’écharpe rouge, Mercure de France, 2016, 270p

Vous pouvez aussi me lire en cliquant sur ce lien  http://fabienribery.wordpress.com

About the Author

Agrégé de lettres modernes, chargé de cours à l’Université Bretagne Ouest, dont les recherches concernent notamment la littérature contemporaine. Journaliste free lance.

 

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