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Dossier « Sous le sapin »

Elena Ferrante est une véritable énigme. A part ses éditeurs italiens de chez e/o, personne ne sait qui se cache sous ce pseudonyme et les paris vont bon train. D'ailleurs, s'agit-il d'une femme ? Peut-être est-ce un homme ? D'aucuns penchent pour un couple : celui de Domenico Starnone (prix Strega en 2001, équivalent de notre Goncourt) et de son épouse, même si tous deux ont démenti la rumeur. Mais la proximité du style ainsi que des thèmes abordés par Ferrante et Starnone ne laissent aucun doute aux critiques littéraires : il s'agit de la même personne ! Par ailleurs, une polémique éclate en 2015 lorsque Roberto Saviano, l'auteur de Gomorra, propose la candidature de l'Histoire de l'enfant perdu (quatrième tome de la saga napolitaine) au prix Strega. Elena Ferrante accepte mais en faisant savoir qu'elle ne viendrait pas à la remise des prix si, toutefois, elle était nommée. Différents membres du jury ne peuvent dès lors accepter cette candidature car comment être sûr que l'écrivain dont personne ne connaît le visage n'a pas déjà reçu le prix ?

Quoi qu'il en soit, c'est une œuvre profonde et subtile sur une amitié complexe que nous offre Elena Ferrante. Cette saga en quatre volumes dont deux seulement ont été traduits en français pour l'instant (L'Amie prodigieuse et le Nouveau Nom) décrit la vie dans un quartier très populaire de Naples dominé par le patriarcat dans les années 50 et 60 et s'interroge sur la façon de s'extraire d'un tel milieu lorsque l'on n'a pas envie, comme Elena Greco et Lila Cerullo, nos deux héroïnes, de reproduire ce que leur mère ont vécu.

L'Amie prodigieuse commence par une disparition, celle de Lila alors âgée de soixante-dix ans. Il ne reste plus rien d'elle : ses vêtements ont disparu, ainsi que ses livres, ses films. Elle a même découpé son visage sur les photos. C'est Rino, son fils, qui avertit Elena. En colère contre son amie qui agit depuis toujours avec excès, elle décide de remonter le fil du temps, en un long flash-back, en écrivant les souvenirs qu'elle a partagés avec Lila. L'Amie prodigieuse relate l'enfance et l'adolescence des personnages, Le Nouveau nom, leur jeunesse. Même si cette ouverture a quelque chose d'artificiel, on est happé par l'histoire car on cherche constamment les indices dans le caractère de Lila qui ont provoqué cette rupture.

Crédit photographique : Gallimard

Crédit photographique : Gallimard

De leur quartier d'où elles n'ont guère l'occasion de sortir durant leur enfance et où on ne parle qu'en napolitain, Elena et Lila prennent vite conscience du sort peu enviable qui est réservé aux femmes : souvent battues par leur mari, elles travaillent dur et sombrent parfois dans la folie. Même entre elles, les femmes ne se montrent pas solidaires, elles s'insultent, s'agrippent par les cheveux et se frappent avec peut-être plus de violence que les hommes. Elena, la narratrice, n'a donc aucune nostalgie pour son enfance et Elena, l'auteur, se montre sans concession pour un monde où tout est « misère, mauvaise éducation et inadaptation ». Cette peinture des mœurs n'est pas des plus courantes. On a, en effet, davantage l'habitude de descriptions plus lénifiantes où le lecteur s'apitoie sur les pauvres. Ce qui fait la force du récit d'Elena Ferrante, c'est ce refus de tout compromis qui n'est pas sans me rappeler le film d'Ettore Scola, Affreux, sales et méchants (1976), où une famille originaire des Pouilles s'installe dans un bidonville de Rome, Nino Manfredi incarnant le patriarche tyrannique. C'est un portrait au vitriol de la classe populaire où chacun naît laid et dépravé qui nous est offert dans un cas comme dans l'autre. Heureusement, pour Elena Ferrante, il existe des transfuges de classe...

De cette vie, les deux fillettes ne veulent pas. Elena choisit les études. Il faut dire que ses parents lui permettent de passer le concours d'entrée au collège même s'ils ne comprennent pas trop où cela la mènera. Grâce à son travail acharné, elle rentrera au lycée puis à l'université. Lila aurait mérité de suivre son amie, mais ses parents ne lui accordent pas cette chance. Plus brillante qu'Elena et dotée d'une intelligence prodigieuse, on imagine qu'elle aurait pu avoir un parcours scolaire exceptionnel. Son sort est scellé. Sacrifiée sur l'autel de la bêtise par sa famille, elle travaillera désormais dans la cordonnerie familiale où son destin va se jouer. Mais elle saura se montrer créative : elle invente, en effet, des chaussures pour hommes que l'on n'a jamais vues jusqu'à présent.

Elena a, cependant, une crainte qui l'obsédera toute sa vie. Elle sait désormais qu'elle fera mieux que sa mère, et Madame Galiani, un professeur de son lycée, l'a bien compris aussi : elle lui offre des livres, des journaux pour étoffer sa culture générale. Mais Elena a une peur viscérale d'être démasquée, elle qui s'efforce de parler le meilleur italien qui soit, pense que son accent napolitain peut la trahir à tout instant et faire comprendre à son interlocuteur le milieu d'où elle vient. Tous les efforts qu'elle a faits pour ne pas ressembler à ses proches semblent pouvoir s'évaporer à n'importe quel moment pour laisser place à ce qu'elle est réellement : « ce que j'apprenais au lycée allait-il se dissoudre, et le quartier se remettrait-il à me dominer avec ses accents et ses coutumes, tout cela finissant par se fondre en une même fange noirâtre […] ? ».

Lila, dont la beauté éclot à l'adolescence, gravit un échelon de l'échelle sociale en épousant Stefano, un épicier gagnant très bien sa vie. L'argent n'étant désormais plus un problème, Lila n'est pas obligée de travailler et profite de l'argent de son mari. Mais le début du deuxième volet de la saga, le Nouveau Nom, nous apprend que son mariage est un échec. Lila puise alors dans son caractère nerveux et sauvage l'énergie nécessaire pour faire face à son mari. Elle lui fera payer ce que les femmes de son milieu ont subi en violence et en humiliation.

Elena finit par comprendre que ni les études, ni l'argent ne combleront un manque qu'elle sent en elle. Le fait de venir d'une classe populaire est une infériorité qu'elle traînera toute sa vie. Elle sentira toujours cette différence de classe, elle ne se sentira à l'aise nulle part et craindra toujours d'être taxée d'arriviste. Alors qu'elle est invitée chez Madame Galiani, Elena est anxieuse à l'idée de passer une soirée dans un milieu qui n'est pas le sien. Elena Ferrante a l'art de bien saisir les sentiments qui traversent son personnage à tel point qu'elle me donne l'impression d'avoir réellement vécu ce qu'elle décrit : « le problème n'était pas seulement comment s'habiller. C'était la solitude et la gêne de me retrouver au milieu d'étrangers, de jeunes gens qui avaient leurs manières de parler et de plaisanter et des goûts que je ne connaissais pas ».

Fort heureusement, nos deux héroïnes s'échappent parfois de la noirceur de Naples pour passer quelques semaines sur l'île d'Ischia. Les pages qui lui sont consacrées sont d'une incroyable luminosité. L'écriture laisse alors le naturalisme de côté pour faire place au roman d'initiation. L'effet est immédiat : Elena compare le premier de ses voyages à "une renaissance". Se sentant mieux dans sa peau, elle se sent plus à l'aise dans le monde. Les sens, jusque-là atrophiés, peuvent s'éveiller : Elena connaît enfin l'amour.

Les deux derniers tomes Ceux qui partent et ceux qui restent ainsi que l'Histoire de l'enfant perdu devraient paraître respectivement en janvier 2017 et janvier 2018. Vivement leur sortie pour connaître la suite des trajectoires de Lila et d'Elena et pour savoir enfin pourquoi Lila a décidé de disparaître...

 

 

- L'Amie Prodigieuse, ELENA FERRANTE, trad. Elsa Damien, éd. Gallimard.

- Le Nouveau Nom (L'amie prodigieuse, vol. II), ELENA FERRANTE, trad. Elsa Damien, éd. Gallimard.

 


Crédit photographique : Gallimard

 

 

 

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