Chroniques congolaises

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Le documentaire L'Homme qui répare les femmes de Thierry Michel et Colette Braeckman ainsi que le livre intitulé Congo Inc. d'In Koli Jean Bofane, prix des Cinq continents de la francophonie en 2014, mettent en lumière une part très obscure de la République Démocratique du Congo. Le premier raconte l'histoire du chirurgien Denis Mukwege qui soigne les femmes violées et détruites par leurs agresseurs dans la région du Kivu, à l'est du Congo, depuis 1996. Le second relate l'histoire du jeune Isookanga habitant un village dans la forêt congolaise qui, ayant volé l'ordinateur portable d'une jeune ethnologue belge le jour de l'inauguration d'un pylône de télécommunications, découvre grâce à internet la vie à Kinshasa et ne souhaite plus qu'une chose: devenir "mondialiste". Dans l'un comme dans l'autre, c'est une photographie d'un pays tendu entre traditions et modernité qui nous est offerte. Dans un pays où l'inversion des valeurs règne en maître, Jean Bofane et les deux réalisateurs se demandent comment le Congo peut se relever après deux décennies de guerre.

Le point commun entre le livre et le documentaire est la dénonciation de la violence qui est devenue le quotidien du peuple congolais. On n'épargne ni le spectateur ni le lecteur. Crimes, holocaustes, viols des femmes, des enfants et de la nature : le Mal devient banalité.

Sans jamais tomber dans le pathos, c'est avec une précision presque chirurgicale que Jean Bofane nous décrit les horreurs. Le sommet de la barbarie est sans doute atteint au moment où l'on nous explique ce qu'est la "Règle de la soustraction posément accélérée" qui consiste "à débiter un homme en morceaux de façon à ce qu'avant qu'il ne se vide de son sang il puisse assister, conscient, au démembrement de son propre corps, son appareil génital dans la bouche."

Dans L'Homme qui répare les femmes, les deux documentaristes belges racontent le quotidien des femmes du Sud Kivu, région frontalière du Rwanda devenue très instable depuis le génocide et l'afflux de réfugiés hutus. Depuis 1994, les affrontements n'ont jamais cessé. On viole comme on tue, des enfants, des femmes, des villages entiers: le génocide rwandais a pollué les esprits et ce sont maintenant les Congolais eux-mêmes qui massacrent leurs frères et leurs sœurs. On assiste à plusieurs interviews de femmes nous racontant l'horreur qu'elles ont vécue. La terre congolaise elle-même est une victime. Dans le documentaire, le contraste est saisissant entre d'un côté, les images d'une forêt d'une incroyable luxuriance faisant penser aux peintures du Douanier Rousseau, et de l'autre, des images de collines rasées, tondues, comme tailladées au cutter: le ventre du pays est violé. Pourquoi? Parce que les milices se livrent une lutte acharnée pour le contrôle des trésors du sous-sol et s'activent pour extraire de précieux minerais, ces fameuses "terres rares" revendues au reste du monde pour le bon fonctionnement des ordinateurs ou des téléphones portables. Pour Jean Bofane, ce sont ces minerais qui ont rendu possible la modernité pour le meilleur et pour le pire. Ils sont à l'origine des bombes atomiques d'Hiroshima et de Nagasaki, de la dévastation du Vietnam "en permettant aux hélicoptères Bell H1-Huey, les flancs béants, de cracher du haut des airs des millions de gerbes du cuivre de Likasi et Kolwezi à travers les villes et les campagnes", de la conquête de l’espace, de la fabrication d’armements sophistiqués, de l’industrie pétrolière. Rien de moins. Le Congo fait ainsi figure de centre du monde, d'acteur majeur de la mondialisation. C'est d'ailleurs pourquoi Isookanga quitte son village pour Kinshasa afin d'être un homme de son époque.

Jean Bofane dénonce d'autres aspects de la société congolaise à travers quelques personnages bien sentis. Le tableau est accablant.
On aurait dû entendre le révérend Jonas Monkaya prêcher la paix et dénoncer la violence, mais cela ne l'intéresse pas puisque la religion est synonyme pour lui de "business". Chef de l’Église de la Multiplication divine, il porte toujours "les costumes les mieux coupés, griffés de grandes marques". Ses prêches sont hauts en couleurs mêlant paroles bibliques à un registre plus prosaïque: à Sodome, on trouve des villas climatisées avec "piscine bio" et les archanges s'appellent Gibril et Michael. Le problème de Monkaya est que, non loin de là, une deuxième église, celle de l'Abondance, vient d'ouvrir ses portes. Que faire pour éviter qu'elle ne prenne trop de "parts du marché"? Demander à ses fidèles de faire un don à leur paroisse: la dîme leur reviendra au centuple. Et ça marche! Les chapitres mettant en scène le révérend sont assez drôles et permettent de désamorcer la tension qui s'est emparée de nous alors que la violence est à son sommet. Mais si la dénonciation se fait sur un ton léger, elle n'en est pas moins virulente.

La MONUC (Mission de l'Organisation des Nations Unies en République Démocratique du Congo) pour laquelle travaille Waldemar Mirnas en prend, elle aussi, pour son grade. Le casque bleu lituanien a bien des choses à se reprocher. Plutôt que de s'acquitter de sa mission, il met en péril la vie de ses hommes, alimente les milices en armes et s'offre les charmes juvéniles de Shasha la Jactance. Comment le pays peut-il s'en sortir si même les instances internationales chargées de la paix sont corrompues?
Tiraillé de l'intérieur comme de l'extérieur, le Congo est à genoux. Le livre comme le documentaire donnent l'image d'un pays dévasté mais il semblerait qu'il y ait un espoir, comme un souffle de vie, qui permettrait de panser les plaies et de se relever de ces deux décennies de conflits incessants.
Le premier espoir viendrait des nombreux enfants que nous croisons tout au long du roman: Shasha la Jactance, Trésor, Marie Liboma, Petit Modogo, Gianni Versace et bien d'autres enfants des rues, les "shégés".  Certains sont enfants-sorciers, d'autres anciens enfants soldats, d'autres encore orphelins victimes de la guerre…  Ils vivent tous au Grand Marché, un monde à part dans Kinshasa: pas vraiment "l'endroit pour rechercher la sécurité et piquer un somme", prévient Shasha lorsqu'Isookanga arrive de la forêt équatoriale. Après le meurtre d'un shégé par un policier à la gâchette facile, ils se dressent face aux adultes pour manifester leur colère et bloquent le Grand Marché pendant plusieurs jours. Ils demanderont l'ouverture d'un centre d'accueil et de formation.
Mais ce sont sans doute les femmes que nous rencontrons au cours du documentaire qui nous redonnent confiance en l'avenir. Solidaires elles aussi, lucides et intelligentes, elles ont appris à "vivre avec" leurs blessures. Le Docteur Mukwege leur a insufflé la vie en leur redonnant leur sourire et leur dignité.

Les Congolaises ont le courage d'affronter la lâcheté de leurs hommes et la cruauté des bourreaux: elles multiplient les conférences, organisent des réseaux d'entraide, font preuve d'un optimisme contagieux, se cotisent pour payer le billet de retour au Congo du Docteur qui s'était réfugié en Belgique après une tentative d'assassinat. Leur dynamisme est tel qu'on se prend à espérer que, dans un tel enfer, c'est grâce à elles que reviendra une forme d'harmonie.

Jean Bofane se montre, quant à lui, plus ambigu sur l'avenir du Congo. Il ne suffit pas de dénoncer la rapacité des compagnies minières internationales, ni la corruption des dirigeants nationaux et internationaux, ni la cruauté de miliciens réduits à leurs pulsions. La perte des valeurs liée à l'effacement de la tradition serait la clé d'explication de ce chaos. Le vieux Lomoma, chef de tribu et oncle d'Isookanga, est le seul à rester attaché aux traditions et donc au respect de la nature, le seul à ne pas vénérer l'argent. Il est d'ailleurs très lucide sur l'installation du pylône de télécommunication: il comprend très vite que les nouvelles technologies et la mondialisation vont détruire la forêt équatoriale. N'est-ce pas à cause de cela que les phacochères, victimes de la déforestation, ont tué Nkoi Mobali, le plus noble des léopards de la forêt? À la fin du roman, Isookanga, en retournant dans son village, semble prêt à vendre la forêt pour remporter des bénéfices. Son séjour à Kinshasa n'a fait que l'éloigner des traditions et ne lui a pas permis de comprendre la nécessité de rester fidèle à la mémoire de ses ancêtres pour préserver un patrimoine inestimable. Il ne réalise à aucun moment qu'il aurait pu moderniser son village tout en respectant un savoir ancestral. Comme vous l'aurez deviné, Congo Inc. est un livre incontournable qui nous ouvre les yeux sur un pays profondément meurtri et corrompu.

Malheureusement, quelques réserves peuvent être émises sur le documentaire: certaines scènes apparaissent assez superficielles. Au tribunal, plusieurs hommes sont condamnés à une lourde peine de prison pour avoir violé des femmes et des enfants. Chacun sait que la caméra tourne et que la sentence se voudra exemplaire. Les hommes, menottes aux mains, seront emmenés dans une voiture des Nations Unies jusqu'à leur geôle, mais après? Que se passera-t-il quand ils reviendront dans leur village?
J'ai été particulièrement éprouvée par la scène où une enfant d'environ huit ans se fait opérer par le Docteur Mukwege. La caméra, qui avait été jusque-là pudique lorsque les femmes livraient leur témoignage, nous fait tomber dans le voyeurisme en nous permettant d'assister à l'opération.

Longtemps censuré au Congo, Joseph Kabila a finalement accepté la diffusion de L'homme qui répare les femmes, même dans le Kivu. Une prise de conscience est-elle en train de naître? Prix Sakharov pour la liberté de l'esprit en 2014, Denis Mukwege lance cet appel à ses compatriotes: "Chers compatriotes, notre nation, la République Démocratique du Congo, nous appartient. C'est à nous, le peuple congolais, de façonner nos lois, notre justice et notre gouvernement, pour servir nos intérêts à tous, et pas seulement ceux de certains." 

L'homme qui répare les femmes, documentaire belge de Colette Braeckman et Thierry Michel, sorti en salle le 17 février 2016 (1h55).

Congo Inc. de In Koli Jean Bofane, collection Babel, Actes Sud, sorti en février 2016.


Pour en savoir plus

Interview de Jean Bofane sur France culture

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