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« Femmes de coeur », Entretien avec Myriam Coadou

Naïg Rozmor - de son vrai nom Anne Corre - est une poétesse bretonne, reconnue, amie de Xavier Grall, décédée à l'âge de 92 ans en 2015. Née en 1923 à Saint-Pol, elle écrit dans sa langue maternelle des textes étonnants pour les habitants prudes et religieux du pays léonard. On ne parle guère d'amour en breton, par pudeur... Son originalité est liée à cette liberté de parole inhabituelle à la fin des années soixante et un engagement constant. Elle a produit une trentaine d'ouvrages (poésies, contes, nouvelles, théâtre) et a reçu de nombreux prix. Myriam Coadou, touchée par cet univers, a illuminé par ses peintures les textes de ce recueil, Au cœur de mon rêve, sorti en librairie cet automne.

Comment est né ce projet d'illustrer des poèmes en breton traduits en français?

Après une première collaboration avec la maison d'éditions Emgleo Breiz concernant un petit ouvrage collectif Cocons, autour de la maternité, cette dernière est venue vers moi, souhaitant m'associer à un projet. Projet de publier une anthologie bilingue breton-français des poèmes de Naïg Rozmor afin de les partager aussi avec les lecteurs qui ne connaissent pas le breton. Elle a été la première femme à parler librement d’amour, en breton. Elle était aussi inspirée par son attachement à la Bretagne, par sa foi toute personnelle. C’était aussi une femme de caractère, révoltée par les injustices. Naig Rozmor était une femme profondément moderne!

Cette année quand viendra Le deux novembre Mes fleurs de Toussaint Qui en aura besoin ? Devrai-je faire Proella Une croix de cire en main Comme à Ouessant Seule avec mon chagrin ? Oh mères qui pleurez, je vous supplie De vous taire car vous, Vous avez un cimetière où vous rendre Et des tombes où prier à genoux. Pensez donc à ces mères Qui n'ont aucune tombe Car l'Ankou a refusé De leur laisser un cercueil. C'est pourquoi elles font Proella Discrètement dans leur cœur Comme on le fait à Ouessant En souvenir des âmes défuntes

Quelle est la première illustration qui vous est venue?

Dans un premier temps, j'ai lu les quelques textes, essais de traductions d'une sélection de poèmes assez représentatifs de l’œuvre de Naig Rozmor qui m'ont été transmis. La première illustration qui m'est venue est celle de "Proella"*, texte qui m'a touchée. L'image de l'objet en cire faisant le lien entre le monde des vivants et celui des morts, interface entre l'enfant disparu et sa mère bien vivante malgré tout, était forte. Ce poème m'a conduite dans un univers singulier, ayant trait à la foi, au religieux, empreint d'une grande tristesse, d'un immense chagrin et de cette impossibilité du deuil. La forme de la croix s'est bien évidemment imposée, des gris, la présence du noir et du blanc qui se faisaient écho et le rouge comme "déchirure" dans l'image.

*Le proella désigne à la fois la cérémonie religieuse et les petites croix fabriquées pour les marins disparus en mer, à Ouessant.

Est-ce qu'on saisit d'abord un univers poétique "global" avant d'illustrer un poème ou est-ce un seul poème qui peut jouer le rôle de "déclencheur''?

C'est la première fois que j'abordais un travail d'illustration de poèmes et c'est surtout le texte, "Proella", qui a été un des éléments déclencheurs. Le poème "Les orgues cristallines" m'a aussi fortement inspirée; il renvoie à d'autres thèmes abordés par la poétesse: la nature et l'amour. L'image du chemin à travers la forêt, main dans la main, sous la pleine lune sont les éléments de détails que j'ai retenus. Dans l'illustration, on les retrouve, accompagnés de contraste de couleurs chaudes et froides et de cette "lumière" rouge qui éclaire les amants.

Proella

Proella

Quels sont les mots qui vous viennent à l'esprit pour qualifier la poésie de Naïg Rozmor? Une couleur?

Les mots qui qualifient sa poésie sont selon moi : l'intime et l'universel, la passion amoureuse, mais aussi la foi, la nature, être dans la vie et aussi dans la mort, la temporalité... Naig Rozmor transmet de manière immédiate, peut-être aussi avec cette langue bretonne qui va à l'essentiel et à laquelle elle donne, par une écriture simple, une dimension actuelle, "brute". Elle installe ainsi une grande proximité avec le lecteur.

Une couleur? Le rouge justement! Le rouge, outre la dimension symbolique qu'il porte en lui, s'associe à de nombreux poèmes dans ce recueil, et constitue pour moi une sorte de fil conducteur entre les images.

Comment s'est fait le choix puisque tous les poèmes ne sont pas illustrés?

J'ai d'abord illustré les huit poèmes qui m'ont été donnés à lire: "Au nom de la liberté", "Aveu", "Dites -moi", "Hosanna", "Juste colère", "Les orgues cristallines", "Méditation" et "Proella". Ensuite, j'avais toute liberté de choisir et d'illustrer les poèmes qui étaient pour moi porteurs d'images poétiques et qui renvoyaient aussi à mon univers graphique et coloré. Enfin, dans un dernier temps, j'ai demandé, afin d'équilibrer l’ensemble, que l'on me propose les derniers textes qui seraient intéressants à illustrer et que j'ai tous utilisés: "Le temps de la lumière noire", "Requiem", "Le parapluie", "Maloya", "La pleine lune", "Folie", "Espoir", "Août" et "Golgotha". Les derniers textes de l'ouvrage se teintent plus d'humour, de l’actualité des années 70, de la marée noire et du show-biz..., thèmes que j'ai pu également questionner.

Ses poèmes avaient déjà été illustrés par JP Guirec; avez-vous vu ses illustrations? Pourquoi était-ce important qu'une femme s'empare de ces nouvelles illustrations?

Oui, j'ai vu les illustrations de JP Guirec en menant des recherches sur Naig Rozmor. On saisit rapidement l'interaction entre les œuvres de l'auteur en langue bretonne et celle du peintre qui illustre sa poésie. Je me suis posé la question de savoir s'il était bien judicieux que j'illustre les poèmes de Naig Rozmor alors qu'il y avait déjà cette amitié, cette complicité artistique entre eux deux, entre leurs textes et leurs images. J'avais peur d'être en décalage par mon écriture graphique et plastique bien différente de celle de JP Guirec. Mais le souhait de la maison d'édition était : une femme pour illustrer les poèmes d'une autre femme, et je me suis lancée! C'était, finalement avec le recul, intéressant et important qu'une femme s'empare de ces nouvelles illustrations car bon nombre des poèmes de Naig Rozmor définissent quelque part la Femme dans ce qu'elle est, ce qu'elle représente, l'image qu'elle renvoie: vivante, amante, épouse, mère, socle... Chaque femme porte en elle une certaine force, naturelle, riche de dons créateurs, d'instincts... Je trouve que Naig Rozmor exprime au travers de certains de ses textes la part de «sauvage», d'instinctif, de naturel que chaque femme a en elle. La femme court, danse, crie, est vibrante, donneuse de vie... J'ai essayé de traduire ces sensations, ces émotions qui sont aussi miennes.

Les orgues cristallines - Naig Rozmor

Hosannah! Quand tu déclenches l'incendie entre mes hanches Qu'il se répand en dansant et encercle mes genoux, Quand mon cœur se prend à jouer du tambour, Quand les oiseaux vivants de mes seins s'offrent à tes baisers, Quand soudain s'évanouissent mon orgueil et ma honte, Quand soumise je m'offre à toi, Quand sous tes doigts une source jaillit, Quand ma nudité fait bander tous tes membres, C'est alors que s'éveille le vieux serpent du pommier. Quand tu trouves ta place entre mes jambes ouvertes, Quand ton corps tout entier me recouvre, Quand se mêlent notre fièvre et notre sueur, Quand tu me pénètres et me pénètres encore, Quand tu bois mes plaintes sur mes lèvres, Quand tu m'excites à en perdre la tête, Quand je joins les mains pour demander grâce, Quand nous jouissons en chœur dans une même ivresse, Le temps est venu de récolter la moisson.

S'il ne fallait retenir qu'un poème?

"Hosannah*"!

J'aime beaucoup ce poème car il convoque des images réalistes et à fort pouvoir d'évocation... Au travers de ce texte, Naig Rozmor évoque de manière sensuelle, le désir, la sexualité, elle impose ici sa vision d'un corps à corps. Dans l'illustration, les silhouettes se superposent, se fondent, le rouge circule, se diffuse, à l'instar de flux, de fluides, de l'une à l'autre. Ce poème avait été critiqué lors de sa parution, Naig Rozmor avait réagi en le défendant fermement.

(*Hosanna est à l'origine un chant de joie et de triomphe dans la liturgie juive et chrétienne. Un critique, en 1978, avait qualifié ce poème de bestial et de vil. La réponse de N.Rozmor commence ainsi: "Et pourquoi donc Monsieur Klerg voudrait-il que j'aie devant les yeux, à l'apogée de l'amour, des images de deuil ou la face effrayante de l'Ankou? Nos mères, peut-être, ont fait cette expérience à l'époque où on leur faisait sans faute un enfant par an sur l'ordre implacable de l'Eglise...")

Comment garde-t-on son "identité" quand on illustre les mots d'une autre?

J'avais surtout envie de garder mon «identité», de ne pas changer mon écriture plastique. Mon travail en général s'oriente avant tout vers la couleur, le noir c'est plutôt le trait, l'élément graphique d'où émergent silhouettes simplifiées ou références à l'organique, au végétal. C'est ce que je souhaitais aussi conserver dans ces illustrations; une certaine «naïveté» dans le trait et des ambiances polychromes.

Hosanna

 Propos recueillis par Emmanuelle Dauné


 

 

 
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Emmanuelle Dauné aime lire, regarder, écouter, rencontrer, picorer pour le Poulailler...et surtout "faire passer", partager une culture accessible, qui nous fait nous sentir plus vivants.

One Comment

  1. Coadou / 29 janvier 2016 at 19 h 45 /Répondre

    Je suis plus que contente, très touchée par ce bel entretien réalisé par Emmanuelle Dauné autour de mon travail d’illustrations.
    Bravo à elle pour son travail, son approche, ses questions pertinentes et porteuses ! Et un grand merci de m’avoir donné la parole sur ce projet qui me tient tant à cœur !
    Je souhaite souligner aussi la qualité de composition des textes et des images de cet article sur ce format numérique.

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