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6a00d8345167db69e201b7c7e68725970b-250wiJ’ai découvert pour la première fois le nom de la poétesse et romancière autrichienne Ingeborg Bachmann lors d’une exposition monumentale d’Anselm Kiefer au Grand Palais, où le plasticien avait installé son chaosmos de béton, de peintures et de fleurs, l’associant par le jeu sérieux des citations à l’autre grande figure de la poésie en langue allemande de l’après-guerre, Paul Celan. Tous deux s’aimèrent, parfois à reculons mais follement, totalement mais désespérément, lançant leur corps et leur œuvre dans le monde glaciaire comme on cherche finalement seul à traverser le mal et se tenir debout par l’écriture dans la poussière des crématoires – « de 8h du matin à 6h du soir / comme si la vie en dépendait / trouver la place juste d’un trait d’union ou d’un double / point » 

Drôle d’amour, drôle de monde : « Il fait toujours trop chaud ou trop froid ou trop lourd, où que je sois, c’est étrange, depuis des années. » (Traduction simultanée)

La vérité fait trembler de fièvre.

Après avoir quitté Vienne pour Berlin, Ingeborg Bachmann, dont le père fut un nazi ardent – secret de famille - mit le cap au sud, fuyant l’Autriche et ses grimaces. Thomas Bernhard la salua, Elfriede Jelinek la poursuit.

Dans ses portraits de femmes (7 femmes, Perrin, 2013), Lydie Salvayre écrit : « Où qu’elle soit, Ingeborg Bachmann est toujours et tout de suite le centre, c’est une chose qui ne s’explique pas. »

Morte à 47 ans à Rome, brûlée vive dans sa chambre d’hôtel, en 1973 – le motif du feu parcourt son œuvre - Ingeborg Bachmann, doigts tachés de fumeuse compulsive, grande vivante, n’a pas fini d’écrire – « Elle resta assise décontenancée et vit trop tard que sa cigarette réduite en cendre tombait de l’assiette et que le reste, incandescent, allait faire une marque sur la table en plastique, elle se brûla les doigts, car elle ne savait pas comment s’y prendre autrement pour éteindre la cigarette sur cette table publique. » (Trois sentiers vers le lac)

Catherine Weinzaepflen, romancière et poète (vingt livres depuis 1977), cherche aujourd’hui à s’approcher d’elle, qui voulut renouveler le monde par la langue, en la traduisant, en la multipliant, en écrivant après et à partir de son œuvre. En l’embrassant à pleins mots.

Créant habilement un dispositif polyphonique où les voix paraissent parfois indémêlables (les mots allemands d’Ingeborg, ceux de la traduction, ceux de l’écrivain dans son exercice d’admiration), l’Alsacienne Catherine Weinzaeflen fait entendre à la fois le bruit du temps présent (la catastrophe de Fukushima, les révolutions arabes, l’occupation de la place Tahrir), le murmure des confidences - « Pendant vingt-cinq ans, je me suis dit : Malina, le livre que j’aurais voulu écrire. » - et le cri d’une révolte grandissante : « la réalité ne m’intéresse plus ! / pitié ! tout sauf la réalité / donc : je dors / mais sachez que / même en dormant je continue de penser et / qu’un profond dégoût me fait vomir au réveil / moi qui rêvais de fraternité et de sororité »

Epouse pendant cinq ans du romancier suisse Max Frisch, Ingeborg Bachmann aimait les hommes, le sexe, et les volcans. L’hôpital psychiatre l’accueillit à plusieurs reprises, et le désert égyptien, « où, écrira-t-elle, le rire m’est revenu. »

Ayant fait de la bibliothèque une terre d’asile – on écrit dans les mots des autres, la propriété littéraire, c’est le vol – l’auteur de La rose de personne pense que tous les moyens sont bons quand il s’agit d’abord de faire la guerre en et par la littérature.

Traduire Ungaretti fut ainsi pour elle une autre façon d’écrire et de raviver son lyrisme, au contact de l’autre, ce même.

Aveu clôturant une nouvelle (Problèmes, problèmes) : « C’est une catastrophe. Tout est fichu. Les êtres manquent tous tellement de délicatesse. » Pourtant, Avec Ingeborg, beau livre délicat composé de courtes proses et de poèmes dédiés à la mémoire d’une sœur inconnue, si familière, Catherine Weinzaepflen cherche à ne surtout pas flétrir la fleur qu’elle étreint.

Et si « nous allons, les cœurs dans la poussière » (premier vers du poème Toute personne qui tombe a des ailes, traduction Françoise Rétif), nous pouvons peut-être nous diriger ensemble vers la dilution et le dépassement de toute identité.

On peut lire ces mots dans Le temps du cœur, correspondance qu’Ingeborg Bachmann et Paul Celan entretinrent entre 1948-1967 (travail éditorial et traduction remarquables de Bertrand Badiou, Le Seuil, 2001) : « Je te parle et je prends ta tête étrangère et sombre entre mes mains et je voudrais pousser de côté les pierres qui pèsent sur ta poitrine, libérer ta main des œillets et t’entendre chanter. » De qui sont ces phrases ? Peu importe.

Il n’y a pas de monde meilleur, mais un sol jonché de fleurs de pavots et de mémoire.

About the Author

Agrégé de lettres modernes, chargé de cours à l'Université Bretagne Ouest, dont les recherches concernent notamment la littérature contemporaine. Journaliste free lance.

 

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