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crédit photo : Julie Lefèvre

 

Laurent Mauvignier, Visages d’un récit, Capricci, 2015, 125p  - accompagné du DVD, Tout mon amour, réalisation Othello Vilgard

Laurent Mauvignier, Retour à Berratham, Les Editions de Minuit, 2015, 78p

Laurent Mauvignier est un écrivain passionnant, creusant toujours plus avant le mouvement de l’écriture, cherchant à force de variations sur un même thème – roman, théâtre, scénario – à comprendre, non pas les sources de la parole en lui, mais plutôt les territoires énigmatiques vers lesquels elle conduit, quand la forme choisie pour l’exprimer n’est pas trop asséchante au comble de sa maîtrise.

On se souvient sûrement du brio d’Autour du monde, roman qui, à la rentrée 2014, laissa ko nombre de lecteurs [on trouvera dans les archives du Poulailler une interview de Laurent Mauvignier à l’occasion de la sortie de ce livre].

Pourquoi écrire du théâtre lorsque l’on comprend si bien comment se bâtit un roman ? Visages d’un récit, texte d’analyse d’un écrivain interrogeant son art, publié par l’excellente maison d’édition Capricci (Jia Zhang-Ke, Pierre Perrault, Philippe Azoury, Judd Apatow, Werner Herzog, Wang Bing, Abel Ferrara, Ingmar Bergman, parmi tant d’autres pépites, au catalogue), offre une tentative d’explication : pour vaincre l’autotélisme, l’épuisement de l’inspiration par le circuit fermé, fût-il fascinant, changer de voix et rencontrer l’autre, peut-être, à l’instar d’un Thomas Bernhard ayant trouvé au théâtre une façon de désenclaver les phrases que ses romans déploient, véritables murs de Jéricho, à la façon d’une mise à l’épreuve : « Ce que le théâtre apporte à la langue, en détruisant le soliloque, c’est la présence de l’autre. »

Ecrire pour le théâtre – Tout mon amour a été mis en scène par Rodolphe Dana et sa compagnie, Les Possédés ; Ce que j’appelle oubli a été joué par Denis Podalydès – c’est accepter que l’écriture apparaisse parfois pauvre, décevante, parce qu’elle doit se placer au service des corps, des voix, en concurrence et complémentarité avec ce que le plateau exige de son, de silence, de souffles, d’ombres, le théâtre moderne étant un art où se conquiert la lumière sur l’obscurité qui la contient : « Le théâtre est un événement qui doit advenir par le pouvoir de sollicitation du texte. »

En phénoménologue, Laurent Mauvignier observe comment évolue un texte, qui, au départ, était un scénario (Tout mon amour), avant de trouver sa première destinée au théâtre, puis finalement de revenir au cinéma (réalisation Othello Vilgard – entretien formidable reproduit en fin de volume : « On pourrait dire que le théâtre réalise l’écriture, alors que le cinéma la continue »), l’écriture ne cessant de déborder et de gagner de nouveaux territoires de liberté.

Ecoutons ce dévoilement d’un art poétique particulièrement intéressant : « Quand j’écris, des mots s’accumulent autour d’une image, d’un détail. Des nuées entières de mots deviennent des phrases qui grossissent et forment à leur tour des paragraphes, avant de se dérouler sur la page. Les phrases avancent par effet d’entraînement, d’élancement, une sorte de processus d’amplification qui se déploie au fur et à mesure qu’il crée sa propre énergie. J’écris souvent à partir d’un détail dont j’englobe l’image dans un champ plus vaste, puis ce dernier dans une image plus vaste encore, et l’effet boule-de-neige me porte à inclure davantage de précisions, psychologiques ou descriptives, histoires dans l’histoire, trames serrées et motifs toujours en abîmes dans le tapis. Le plus souvent je dois ensuite élaguer, canaliser, réduire, recadrer tout ce qui s’élance par la puissance de sollicitation du premier mot. »

Point de départ de Tout mon amour (le pitch) : une adolescente débarque chez vous, déclare qu’elle est votre fille, exige qu’on ne lui pose aucune question.  

 

La littérature, le roman, ont le pouvoir de nous muscler l’imaginaire : « La fiction ne sert pas à cacher ou à amoindrir notre rapport à la vie, mais au contraire à nous y préparer, à nous faire penser notre relation avec ce monde difficile, à nous rendre plus vigilants et plus souples aussi, plus capables de faire face. »

Laurent Mauvignier déplie une écriture qui est une méthode de self-défense, accomplissant une forme (le roman, genre dans lequel il excelle, qu’on relise Loin d’eux, Dans la foule, Des Hommes) sans y enfermer un style, pouvant trouver dans les autres arts une forme de vacillement, gage d’une réinvention de soi, échappant ainsi à la sclérose relative de son propre académisme.

Evoquant Marguerite Duras (mais aussi Samuel Beckett, ou plus loin François Bon, Bernard-Marie Koltès, et quelques autres comètes inquiètes), l’auteur de Ceux d’à côté envisage tout texte comme le fantôme d’un autre, sorte d’état gazeux d’un même être pourtant différent, engagé dans un processus potentiel d’apparition, que permettent par exemple les privilèges du cinéma : « Avec le numérique, vous travaillez à la composition de votre film sur le même ordinateur que celui sur lequel vous écrivez vos livres, vos romans, vos pièces de théâtre. Vous êtes assis dans le même fauteuil, vous vous posez les mêmes questions de rythme, non pas seulement dans l’énoncé du texte, mais aussi dans le phrasé de la succession d’images, dans l’art du recadrage. »  

Visages d’un récit – titre faisant référence au texte « Visage humain » d’Antonin Artaud, qui scruta tant le sien par le dessin qu’il finit par le trouer de points d’infinis – dit bien les transformations en spirales d’un texte toujours en excès de lui-même, sa tension entre apparition et disparition, son désir de traverser les frontières, sa force cinétique - et l’on pensera ici aussi au projet similaire de l’écrivain Jean-Philippe Toussaint, filmique, photographique, littéraire, autour du personnage de Marie, figure majeure de ses quatre derniers romans.

Tout mon amour est-il alors un film expérimental ? Réponse d’Othello Vilgard citant Peter Kubelka : « Ce n’est pas moi qui fais du cinéma expérimental, ce sont les autres qui font du cinéma commercial. »

Mais voici le film à peine terminé que le théâtre s’invite une fois encore dans l’imaginaire du romancier polymorphe.

Retour à Berratham est ainsi une nouvelle tentative d’approcher par le corps et la voix des acteurs/danseurs - du Ballet Preljocaj – les mystères de l’incarnation par la parole.

Pièce créée au Festival d’Avignon du 17 au 25 juillet 2015, dans une scénographie du plasticien Adel Abdessemed, ami d’Hélène Cixous (lire à son propos Insurrection de la poussière, Galilée, 2014), Retour à Berrratham met en scène un jeune homme de retour dans une ville en guerre, à la recherche de la femme qu’il a aimée (Katja).

Flux de mots, flux d’images (on pense à Sarajevo, à Grozny photographiée par Stanley Greene, au Voyage au bout de l’enfer de Michael Cimino, aux représentations de Salomé).

Un récitant, la mémoire de la guerre, la cruauté des hommes, jusqu’à la folie, celle qu’a pu décrire Pavel Hak (Lutte à mort) ou Mathias Enard (La perfection du tir).

Et si, cette fois, Laurent Mauvignier avait inventé un oratorio dansé ?

About the Author

Agrégé de lettres modernes, chargé de cours à l'Université Bretagne Ouest, dont les recherches concernent notamment la littérature contemporaine. Journaliste free lance.

 

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