Christian Thorel, le propagateur

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On ne s’en rend pas toujours compte, mais vivre dans une ville possédant des librairies de qualité est un privilège, à l’heure où le désert croît.

Rencontre à la librairie Dialogues de Brest de Christian Thorel, directeur d’Ombres blanches, peut-être la meilleure librairie de France, à Toulouse, à l’occasion de la publication d’un petit ouvrage célébrant la passion des livres, et les quarante ans d’une entreprise à la réussite remarquable, relevant quasiment du salut public.

Fabien Ribery : Dans vos goûts littéraires, êtes-vous plutôt tendance Bergounioux ou Pierre Michon ?

Christian Thorel : Bergounioux est peut-être plus mélancolique, mêlant le goût de la matière des choses, et des hommes, à l’obsession de leur origine. Pour le festival toulousain du Marathon des Mots, nous avons fait avec la librairie Ombres blanches, qui fête ses quarante ans, une sélection de quarante livres de littérature française, en choisissant un livre par année. Cette liste a été très compliquée à établir. On a choisi pour Bergounioux Catherine [Gallimard, 1984], son premier roman, celui d’une séparation. Pour Michon, ce sera Les Onze. Alors que l’on peut voir du retrait chez Pierre Bergounioux, il y a chez Michon une puissance, celle que l’Histoire, des majuscules et des minuscules, lui souffle. Le vent ne souffle pas toujours, particulièrement depuis vingt ans. Est-ce la raison pour laquelle la production littéraire de Pierre Michon n’arrive pas comme la voudraient ses lecteurs ?

On peut ici penser que l’existence sociale des écrivains conditionne très largement leur œuvre, si l’on songe que Pierre Bergounioux n’a pas quitté le professorat.

Oui, la sécurité permise à Pierre Bergounioux l’oriente peut-être, du moins l’inscrit dans un ordre social, celui des études, celui de la République et du savoir, celui aussi d’un certain « mérite ». Pour autant, il y a chez lui une dimension pascalienne, janséniste, qui fait quelquefois un peu peur. Par exemple ces interrogations qui vont de l’infiniment grand à l’infiniment petit, ce goût d’aller observer des cailloux, des feuilles, puis de s’interroger sur les étoiles. Je me souviens pour Bergounioux de quelque chose de quasi phobique, et anxiogène, dans l’écriture de L’Orphelin, qui m’avait saisi et installé dans une interrogation sans fin. Michon, lui, resterait plutôt à juste distance de l’homme.

Aux rencontres de Chaminadour, à Guéret, dans la Creuse, Mehdi Belhaj Kacem a fait en septembre dernier une conférence remarquable sur Artaud, le complot, et cette écriture célébrant l’héroïsme des modestes, qui peut être une définition de la visée littéraire des textes de Pierre Michon.

Pierre Bergounioux accomplit aussi à sa façon cette geste des modestes, mais il y a chez lui un côté anthropologue. L’homme est regardé depuis la hauteur de celui qui a quitté le territoire, la Corrèze, la Creuse, mais qui ne s’en est jamais détaché. Le fait d’avoir fait Normale Sup ne lui procure apparemment aucune valeur particulière dans son regard. Il suffit d’ailleurs de connaître Pierre Bergounioux pour ressentir là aussi ce retrait de l’« ordre » de l’élite, et admirer l’engagement, moral et politique, mais plus encore naturel, qui le sous-tend.

Vous écrivez votre premier livre avec Dans les ombres blanches. L’itinéraire de François Maspero, libraire, éditeur, écrivain, vous a-t-il inspiré ?

Je ne l’ai croisé que deux fois, la première en 1980, à Paris, dans les bureaux de la place Paul Painlevé, peu de temps avant qu’il ne laisse sa maison à François Gèze, dans les conditions que l’on sait. J’ai ensuite beaucoup fréquenté François Gèze. J’ai invité plus tard l’écrivain François Maspero, c’était en 1997, pour Balkans-Transit. Pour des raisons qui liaient notre libraire à l’histoire de La Joie de Lire [célèbre librairie parisienne de François Maspero], et en dépit de l’admiration que j’ai toujours eue pour son parcours, son histoire, son engagement, son éthique, le compagnonnage que j’aurais souhaité avec lui a été compliqué. Le fondateur de notre librairie, Jean-Paul Archie, a été un compagnon de route de François Maspero, puis ils se sont séparés. François Maspero était exigeant, parfois jusqu’au point de rupture, c’est la marque d’une génération. Alain Martin, fondateur de la maison d’édition Climats, qui a été le directeur commercial de Maspero fin des années soixante-dix, après en avoir été le représentant et le directeur de sa librairie à Montpellier (La Découverte), est resté un de ses amis jusqu’à la fin. Il nous dira, lors d’une soirée que je consacre à Maspero le 24 juin, son sentiment sur l’homme et sur ses liens avec son univers amical et professionnel, sur la fidélité, aux idées, aux hommes.

Vous vivez le métier de libraire comme un métier collectif, loin de l’image qu’on pourrait avoir du lecteur professionnel enfermé dans son antre. Dans les ombres blanches célèbre nombre de vos amis. Vous êtes souvent en déplacement, surtout à Paris, cherchant à défendre le livre, à participer à des collectifs. Raconter cette aventure, était-ce l’une de vos ambitions ?

C’est un livre hasardeux, et que m’a proposé Bernard Comment. Bernard tient au Seuil les rênes de la collection Fiction et Cie, dont nous avons fêté les quarante ans au mois de novembre. C’est une collection fondée par Denis Roche, écrivain, poète, artiste aussi, dont nous avons eu la chance en 1980 d’exposer les photographies. Il me semblait évident qu’il fallait la fêter. En France, il y a quelques éditeurs qui ont marqué l’usage des lettres, Lambrichs et « Le Chemin », Bernard Noël et Paul Otchakovsky avec « Textes », Denis Roche puis Bernard Comment, Christian Bourgois, Maurice Nadeau, Jérôme Lindon, l’équipe de Verdier, et tant d’autres, plus jeunes aussi. La littérature française s’est jouée pour une grande part dans ces maisons.

Et Actes Sud ?

La caractéristique d’Actes Sud se trouve plutôt dans les domaines de la traduction. Cette maison a été fondée en 1979 et a commencé à publier des romans étrangers en 1981. Elle a porté un coin très fort à un usage un peu freiné de la traduction dans notre pays. Il y a eu quelques collections sublimissimes, par exemple « Pavillons » chez Robert Laffont dirigée par Armand Pierhal, y traduisant Soljenitsyne, Sender, Boulgakov, Dino Buzzati évidemment, mais aussi Salinger, le premier Corman McCarthy. Il y a eu aussi Stock avec « Le cabinet cosmopolite », les anglo-américaines, les écrivains du Nord, Le Seuil avec le « Cadre vert », et Gallimard bien entendu, avec « Du Monde entier ». Mais la maison arlésienne a imposé une nouvelle approche et de nouveaux modes pour l’édition des textes étrangers. Plus tard, la maison s’est engagée dans les lettres françaises, et nous lui devons de grands et beaux auteurs, Mathias Enard, Eric Vuillard, Laurent Gaudé, entre autres.

Si l’on revient au domaine de la littérature française, le Mercure de France a eu de belles années aussi. Je pense à la prose ciselée jusqu’à la décomposition de l’écrivain suisse Olivier Perrelet. On peut penser à travers lui à Klossowski, à Bataille. Il est désormais presque totalement oublié, et je vous passe son nom.

Oui, j’en suis curieux. J’avais récemment une discussion concernant Klossowski, Bataille, et l’héritage des années cinquante et soixante, tout un équipage littéraire qui aujourd’hui semble ne plus trouver preneur parmi les lecteurs. Cette littérature qu’on a appelée parfois blanche, ou qui plongeait ses racines dans la violence du langage, de la sexualité notamment, a été déterminante. Pensons aussi à Bernard Noel, ou ailleurs, à cet artiste, peintre, graveur et écrivain, Fred Deux.

 

C’était l’insurrection du corps et l’exploration des territoires mouvants de l’intime.

Exactement. J’ai en tête aussi un roman de Paul-Louis Combet, Marinus et Marina, réédité récemment par Corti. C’est une époque où l’on s’intéressait aussi aux effets de mysticisme sur la sexualité, ou à la possession.

Bernard Comment vous a donc commandé un texte.

Oui, c’est le fruit du hasard. Lors de cette soirée inaugurale avec Bernard Comment et ses auteurs, Patrick Deville, Antoine Volodine, Olivier Rolin, Chantal Thomas, venus le même week-end, j’ai parlé pendant une petite heure de mon expérience de libraire. Il m’a demandé d’en faire un livre pour sa nouvelle collection, que j’ai écrit très vite. J’étais limité à cent mille signes, autre difficulté. Je crois qu’il a eu raison de m’imposer cette contrainte. Quant au métier de libraire comme entreprise collective, il est vrai que je me suis appuyé sur mes compagnonnages pour édifier un lieu qui me semble avoir du sens, et qui tient dans le temps.

Votre librairie met le labyrinthe au centre.

Oui, nous avons mis en place une sorte de rationalité du labyrinthe qui fait une part de notre singularité. Nous avons une allure poétique et hasardeuse dans laquelle on peut être dans une forme d’errance propice à l’émancipation, le client, puisque nous faisons aussi du commerce, passant d’un secteur à un autre de la librairie sans même s’en rendre compte parfois. Nous avons quatre magasins très différents et de tailles variables, 80 m2, 180 m2, 300m2, et 1400m2, qui sont eux-mêmes la succession de quatre espaces très divers, ce qui nous rend les choses souvent compliquées, mais exaltantes aussi quant aux modes d’organisation d’une désorganisation apparente. Il y a quelque chose de l’ordre du miracle dans la réussite au long terme de cet édifice en expansion continue.

A Paris, des librairies historiques ferment, La Hune par exemple ou Delamain bientôt. Qu’est-ce qu’une bonne librairie, si ce n’est un fond, une mémoire disponible, vivante, pour le temps présent, des livres qui attendent leur acheteur pendant quelques années parfois, mais qui sont là comme un espoir ?

Oui, vous avez raison, une librairie, c’est d’abord un fonds. Je crois qu’on peut compter aujourd’hui à peine sur les doigts des deux mains le nombre de librairies en France qui continuent à être présentes par un fonds, non pas exhaustif mais important, susceptible d’organiser la rencontre. Il faut susciter la rencontre et organiser le hasard, pour qu’on vienne toujours en librairie pour trouver ce qu’on ne cherche pas. Il faut penser la librairie comme ressourcement et nécessité, le livre restant essentiel pour se tenir encore debout dans ce moment de désorientation générale que nous vivons.

La librairie comme un lieu de pensée consolante et de désir, maître mot des années de votre jeunesse.

Aujourd’hui, les villes sont cernées par des franchises, qui les uniformisent dans la laideur. Une librairie au centre de la ville fait partie de son tissu organique indispensable au sentiment de liberté qu’elle peut apporter. Je me demande ce qu’il reste des villes quand les librairies ont disparu. On me remercie souvent d’exister, parce qu’Ombres blanches et d’autres librairies fondent une grande part de l’identité de Toulouse.

On pourrait reprendre à votre propos la formule de Jacques Derrida, « politiques de l’amitié », puisque l’amitié avec beaucoup d’éditeurs a été un soutien des plus précieux pour la sauvegarde de votre entreprise. Jérôme Lindon vous a par exemple accueilli et suivi tout de suite avec générosité.

Les choses se sont faites simplement, naturellement, mais cette exigence qui était la sienne a été la meilleure école du monde. On disait de lui qu’il était un janséniste baroque, ce qui me semble lui convenir tout à fait. Aujourd’hui, Irène Lindon édite  en gardant deux axes, la littérature, sous son habit d’origine, couverture blanche, titre et liseré bleus, et la collection « Paradoxes ». Ce qui réussit très bien à cette maison. Dominique Bourgois qui continue le travail de Christian fait aussi quelque chose de remarquable. Je compagnonne aussi beaucoup avec les éditions Verdier. Leur exigence continue à produire des livres vers lesquels on a envie d’aller, et qui provoquent toujours des interrogations.

Les éditions Tristram aussi peut-être ?

Jean-Hubert Gailliot est un éditeur merveilleux, vous avez raison. Un de ses premiers livres Le grand graphe - Hubert Lucot, immense tapisserie logée dans un carton, à coller sur les murs de son salon, fut un coup d’éclat, une audace qui inaugurait très bien des livres qu’il a depuis publiés. Quelle belle idée de commencer comme cela ! Et de créer la surprise à chaque parution ! Tant dans le choix des textes que dans celui de leur mise en forme, de leur réalisation.

Il publie les irréguliers de la littérature, Arno Schmidt ou Laurence Sterne par exemple.

Il ne voulait pas coller au modèle de l’édition du grand Gallimard, notre mémoire matricielle à tous. Si l’on enlève Gallimard, l’édition française est un trou noir. D’ailleurs, nous avons choisi vingt-deux livres de Gallimard pour les quarante ans de la librairie, impossible de faire autrement. Jean-Hubert Gailliot est du côté de la singularité. Il a porté une grande attention à la fabrication du livre, à la maquette, au soin typographique. Il a su aussi peut-être amener une certaine visibilité qui est celle de la marque, du livre reconnaissable immédiatement par la séduction qu’il opère. Jean-Hubert Gailliot a rompu avec la logique traditionnelle du catalogue, telle du moins que nous l’entendions. Aujourd’hui, dans les nouvelles maisons, il y a d’abord, plus que la constitution d’un catalogue, l’idée d’imposer une marque, une identité très forte tout de suite, qui permettra au lecteur de passer d’un romancier américain à un romancier aztèque sans sentir de hiatus.

Quelle librairie fréquentez-vous principalement à Paris ?

La librairie Compagnie, parce qu’il y a l’idée d’ordonner un assortiment dans une direction  politique donnée, et d’avoir des exigences très fortes, aussi bien en sciences humaines qu’en termes littéraires.

Une librairie, c’est une communauté de solitaires, pour reprendre le titre d’un beau livre récent de Pascal Quignard ?

C’est un espace où les vivants et les morts se frottent les uns aux autres.

Comme dans le cinéma d’Eugène Green.

Absolument. Je suis sorti de son dernier film, La Sapienza, avec un sentiment de plénitude rare.

About the Author

Agrégé de lettres modernes, chargé de cours à l’Université Bretagne Ouest, dont les recherches concernent notamment la littérature contemporaine. Journaliste free lance.

 

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