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 Giorgio Agamben, Le feu et le récit, Rivages et Payot, 2015, 164p

Mehdi Belhaj Kacem, Artaud et la théorie du complot, Editions Tristram, 2015, 85p

Revue Possession immédiate, numéro 3, printemps/été 2015

Les premiers hommes avaient le culte du feu, puis la parole est arrivée, sécante, émancipante, liante. On chercha alors à savoir ce qu’on avait toujours su, sans avoir à formuler le mystère.

Le sens était donné dans son entièreté, jusqu’à l’aveuglement, il fallut désormais le chercher.

La parole devenait errante.                             

La littérature est à la recherche du premier feu, tout récit portant en lui la mémoire d’une lumière disparue, joie de retrouvailles autant que douleur de la perte.

Dans Le feu et le récit, recueil de courts essais, le philosophe italien Giorgio Agamben développe cette thèse : « Le feu et le récit, le mystère et l’histoire sont les deux éléments indispensables de la littérature. »

Mais, qu’est-ce qu’écrire ? « Ecrire signifie : contempler la langue, et qui ne voit pas et n’aime pas sa langue, qui ne sait pas épeler sa frêle élégie ni percevoir son hymne étouffé, celui-là n’est pas un écrivain. »

Est alors appelé poète ce créateur, ce forgeron, ayant la main qui tremble dans le feu, guise d’une puissance comportant son propre élan de résistance, et brûlant sans se consumer.

Animal essentiellement désœuvré, l’homme est aussi, au sein même du mouvement qu’il invente, ce contemplateur laissant en suspens son acte, comme se souvenant de l’aube, ou de son apparition, dans une stase de pur appel muet.

Qui étudie ou lit sérieusement pense l’aurore.

Qui étudie ou lit sérieusement entend en chaque œuvre l’écho de la bibliothèque.

Mehdi Behaj Kacem, romancier, essayiste, fondamentalement philosophe, est de ces têtes ultra-pensantes écrivant au centre du désert, dont la sensibilité, aussi aiguë qu’affolante, est un espoir de Renaissance en un temps de désastres et de misères exponentielles.

Frère d’armes de Giorgio Agamben – en ce sens que la guerre civile a pour eux déjà commencé, et qu’il s’agit d’écrire à la mesure de ces logiques qui aujourd’hui transforment les êtres frémissants que nous sommes en purs déchets – Mehdi Behlaj Kacem pense la littérature comme ferveur, brûlure, ordalie.

Aussi la publication de son dernier texte, lu d’abord en public il y a quelques mois, à Guéret, dans la Creuse, à l’invitation de Pierre Michon et des éditions Verdier dont il est l’emblème, intitulé Artaud et la théorie du complot, est-elle une chance inestimable pour qui ressent la nécessité d’entendre une parole qui soit un passe-muraille.  

Témoignage de Jean-Paul Chavent, instigateur des Rencontres de Chaminadour où Mehdi Behlaj Kacem fit entendre la vérité sidérante de sa parole : « Dans la salle, à la fin, la gravité bouleversée de tous. Gens en larmes. Ovation debout. Bravos. Sensation de participer plus que d’assister à ce qu’une pensée vivante suscite, provoque et incarne : l’invention d’une communauté possible. »

Qu’auront donc entendu de si considérable les quelques chanceux assistant à ce colloque Artaud auquel était invité l’auteur du magistral Esprit du nihilisme (qui reste à lire) ?

Qu’Artaud, interné, fut soumis à la torture, persécuté, inlassablement empoisonné.

Que « le thème du complot, dans la modernité étendue, c’est-à-dire depuis la Révolution française, se confond peut-être bien avec la littérature elle-même. »

 

Que Jean-Jacques Rousseau fut le premier à faire de ce thème une constante de pensée.

Qu’Hölderlin, trop révolutionnaire, aurait été interné volontairement pour lui éviter la prison – qui écrivit : « Car c’est là le tragique chez nous, que nous quittions tout doucement le monde des vivants empaquetés dans une simple boîte et non que, consumés dans les flammes, nous expiions la flamme que nous n’avons su maîtriser. » Commentaire de Mehdi Behaj Kacem, que pourrait contresigner Giorgio Agamben : « Hölderlin comme Artaud ne veulent pas mourir de la manière moderne, mais grecque : consumés dans les flammes. » Refuser de toutes ses forces la mise en bière.

Que le grand Kierkegaard mourut pauvre, seul, alcoolique. 

Que l’histoire de la littérature est aussi celle d’un martyrologue.

Que le philosophe Philippe Lacoue-Labarthe, « espèce d’Antonin Artaud de l’Université », ce qui est un oxymore, était contraint durant les dix dernières années de sa vie « à des séjours de plus en plus fréquents dans des cliniques psychiatriques. »

Que Poe lui aussi a été suicidé.

Que l’héroïsme moderne, dans la pensée de Walter Benjamin ou Pierre Michon, est à chercher du côté des masses laborieuses et des vies minuscules, mais aussi d’une pensée de la phrase, qui est une politique.

Que la postmodernité comme assomption du simulacre (Baudrillard), du « masque » (Michon), est une ère de paraphrase et de parodie, qui nous voue au cynisme, et qu’il s’agit de perforer par une phrase « entre rire et sanglot », lyrisme et pathétisme.

Qu’avoir le culte des phrases consiste à « savoir arracher des larmes épileptiques ».

Que Philippe Sollers – grâce lui soit éternellement rendue pour nous avoir si bien passé les noms de Bataille, Artaud, Dante et tant d’autres - après l’écriture de Paradis, comprit « l’urgence de prendre soin des anciennes phrases, de la Bibliothèque ».

L’héroïsme d’Antonin Artaud, corps sacrifié, souffrant, incarnant le mal du monde, est un espoir de renversement radical, par le langage retourné, réinventé, troué, crié, des forces obscures qui de notre vie font un enfer permanent.

Mehdi Belhaj Kacem, visage et phrase entre la vie et la mort, est son héritier.

On pourra lire, après son très beau texte consacré au livre de l’écrivain hongrois, László Krasznahorkai, La mélancolie de la résistance (revue Possession Immédiate, numéro 2), un article intitulé (même revue, numéro 3) « La littérature comme thanatographie », prose d’enthousiasme à propos de l’œuvre testamentaire de D.H. Lawrence, L’Homme qui était mort.

Oui, Lazare est parmi nous, telle une chanson de Joy Division écoutée la nuit en pleurant par un automobiliste somnambule (texte Voici le déchirement, de Yannick Haenel, adresse au paragraphe précédent) : « En écoutant Joy Division, en me laissant griser par cette froideur de braise, je comprends combien celle-ci était prophétique : le monde entier s’est refroidi, le monde entier est devenu cold, il n’y a plus de « monde entier », il n’y a plus de monde, il y a maintenant du froid, partout, le gel qui recouvre la tragédie, qui annule les déchirements, le rire glacé des rapaces qui dirigent la planète. » 

« Moi, Antonin Artaud, je bous, je bous ; vous, critique, vous broutez mon bout dehors. »

About the Author

Agrégé de lettres modernes, chargé de cours à l’Université Bretagne Ouest, dont les recherches concernent notamment la littérature contemporaine. Journaliste free lance.

 

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