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Didier Daeninckx, Retour à Béziers, Verdier 2014, 57p

Florance Aubenas, En France, Editions de l’Olivier, 2014, 238p

En 2010, Raymond Depardon exposait un cycle de photographies anti-spectaculaires à la BNF, après avoir sillonné, pendant six ans, en fourgon Trigano spécialement aménagé, le territoire français des sous-préfectures et de la vraie/fausse banalité des cités apparemment assoupies.

Plus connu peut-être pour son travail autobiographique sur la fin de la paysannerie traditionnelle, Raymond Depardon cherchait alors -  répondant plus à ses confrères Walker Evans ou Paul Strand, auteur dans les années cinquante de La France de profil, qu’aux nostalgiques de l’identité française - à donner de notre pays, photographié à la chambre comme le faisaient les maîtres du début de cet art tels qu’Atget, une image plus complexe que celles des cartes postales mentales des pauvres en esprit. L’architecture, humaine ou naturelle, d’une France grave, parfois dépressive ou misérable, où les quelques quidams apparaissant çà et là semblent des rescapés, mais aussi un pays de paysages grandioses ravagés de laideurs modernes, témoignant d’un ennui aussi meurtrier qu’abyssal dans des quantités de cités sans nom.

Plus d’animaux, plus de Dieu.

Une France abandonnée se nourrissant des restes de ses fastes anciens, gangrénée de non-lieux et d’invivable contemporain – antithèses peut-être de cette ferme du Garet qu’il habita enfant – prenant, selon Raymon Depardon lui-même, « le risque de déplaire à ceux qui ne reconnaîtront pas leur France et de réjouir ceux qui apprécient une perception intuitive, irréductible, à une définition figée de l’identité française. »

Aussi, pour qui n’a de notre pays qu’une vision sous ornières, le dernier livre de Florence Aubenas, En France, peut constituer un choc salutaire. Constitué de ses articles pour le journal Le Monde – d’avril 2012 à mars 2014 – cet ouvrage offre un précieux panorama de notre pays, parcouru inlassablement - succession en fondus enchaînés de petits matins froids dans les gares de l’Hexagone. L’auteure du Quai de Ouistreham (L’Olivier, 2010) décrit avec soin cette France que les médias de masse n’interrogent parfois que pour la folkloriser, c’est-à-dire empêcher toute écoute attentive.

À Laon, Amiens, Bruay-la-Buissière, Chartres, Arleux, Bougon, Asnières, Noyant-la-Plaine, Longueau, et dans multitude d’autres communes, Florence Aubenas prend le temps de l’enquête, du reportage, donnant la parole aux habitants d’un pays que la crise, la peur, le sens de la débrouille comme celui de la dignité ordinaire rendent précieuse pour tout édile décidant, on ne sait jamais, d’en méditer le contenu, et de surmonter l’alibi de son impuissance.

Rubrique des chiens écrasés ? « Il se trouve que la plupart des chiens écrasés que je rencontre sont en fait des humains écrasés. »

On écoutera donc Xavier, Jean-Yves, Henri, Louis, Emmanuelle, Sara, Nathalie, Hafid, Souad, Rachida, Nacéra, Mohamed, Tarek, Zulika, Patrick s’exprimer sur leur quotidien, la plupart du temps sous-tendu par le spectre de la montée, désirée ou non, du Front national, que relate notamment une série de six articles sur Hénin-Beaumont : « Au FN, on est applaudi quand on adhère. On a une place. »

A Aubord, commune prospère du Gard, où le FN dépasse 30% : « Pendant combien de temps considérera-t-on les électeurs du Front national comme des débiles ? J’en connais qui ont voté Marine le Pen parce qu’aucune de leurs attentes n’a été entendue. »

« L’abbé Pierre ? Je te rappelle qu’il est mort. »

« Les politiques, c’est démonétisé. Je te parle de François, le nouveau pape. »

« Pour la première fois, je n’ai plus les moyens de faire rentrer le fuel. »

« Nos jeunes sont devant la télé pendant que des étudiants chinois ou des Polonais ramassent les abricots. »

« Quand une voiture descend la rue, sono à fond, trois fois de suite, je regarde les gens et j’en vois au moins dix qui passent du côté du Front national. »

 

« Je veux un mari. Je veux des enfants. Je veux être une maman. On essaie de détruire la famille. Bientôt, en France, on vendra des bébés. »

« Aujourd’hui, ce sont les Roms qui prennent. Il faut bien en vouloir à quelqu’un, non ? Avant, c’était les Arabes, mais ici, franchement, ils bossent bien. »

« Le Front national, c’est à droite ou à gauche ? »

« Le terme ouvrier à la chaîne était synonyme d’«esclave moderne ». Aujourd’hui, on nous appelle ‘privilégiés’. » 

Actualité française : la CAF de Guéret, dans la Creuse, l’avocat frontiste Gilbert Collard - autoproclamé « casse-couilles démocratique » - un incendie dramatique à Aubervilliers, le mariage gay, l’homophobie et Frigide Barjot, les dealers du hall de l’immeuble, la désertification médicale, les Roms, le camping de Piémanson en Camargue (Florence Aubenas consacre à sa sociologie une des trois parties de son ouvrage), sorte de zone franche populaire : « On s’est baignées tout de suite, dans la nuit. L’eau, c’était du miel. Juste après, on a attaqué le limoncello. »

Aucun jugement idéologique dans les reportages de cette journaliste très professionnelle, parfois écrits au style indirect libre, mais une volonté d’exposer, de comprendre, de faire réfléchir, par exemple sur cette « jeunesse française » (titre de partie) qu’on connaît parfois si mal, entre collège, trafics, désirs de réussites, premier boulot, avortement, et espoirs vite déçus.

Il y a chez Florence Aubenas un bonheur du conte, qui est une joie de récits construits comme une succession de nouvelles à chutes : « La nuit est tombée. Miranda, 17 ans, trois enfants, ne viendra pas. »

On trouvera dans le Retour à Béziers de l’écrivain Didier Daeninckx ce même double désir de récit et d’enquête, la construction de personnages s’associant à la volonté de témoigner d’une réalité qui décidément – pour un auteur engagé depuis ses premiers livres du côté de la noblesse des prolétaires – ne passe pas.

Pour la retraite, Houria Ismahen – le récit est à la première personne - décide de quitter Paris, une pension mensuelle de 917 euros en poche, et de revenir dans la ville de son enfance. Mais Béziers a bien changé en cinquante ans. Le centre-ville est devenu exsangue, violent, délabré. Les tracts frontistes prolifèrent. La misère comme le racisme sont omniprésents. L’invivable règne.

Robert Ménard et sa clique battent le pavé. L’ancien fondateur de l’association Reporters sans frontières (no comment) sera élu maire en avril 2014, multipliant chaque semaine, en bon populiste de droite extrême, les coups d’éclats : refonte du journal municipal à la façon d’un magazine à sensation, « fichage » des élèves supposés musulmans dans les écoles, policiers municipaux armés, militants de l’OAS célébrés, éloge de l’Algérie française…

Dans la rue, traîne une affichette, comme ça, pour rire : « Si vous écrasez un Arabe… + 2 points / Si vous écrasez un couple… + 6 points / Si vous écrasez une Arabe enceinte… + 3 points / Si vous écrasez une Arabe avec une poussette… + 14 points »

Il y a chez Didier Daeninck une urgence à dire, décrire, dénoncer. Retour à Béziers est son septième livre publié en 2014, pas pour la gloriole ou l’élémentaire besoin d’argent, mais parce que notre vie en commun est en danger, et qu’il faut repousser par le verbe l’hydre à mille têtes revenue.

Être un Français de souche ? « Je préfère être une Française de branche, au moins on est à l’air libre… », répond au facho plastronnant, cinglante et juste, Madame Houria Ismahen, citoyenne de pleins droits, beau personnage d’un petit livre douloureux.

Écrire pour ne pas perdre la mémoire, lorsque nous aurons tout oublié.

 

About the Author

Agrégé de lettres modernes, chargé de cours à l’Université Bretagne Ouest, dont les recherches concernent notamment la littérature contemporaine. Journaliste free lance.

 

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