Josyane Savigneau - Avec Philip Roth

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Entretien avec Josyane Savigneau, à la faveur de sa venue à la librairie Dialogues pour la présentation de son dernier ouvrage, Avec Philip Roth, Gallimard, 2014, 221p

Fabien Ribery : L’histoire de vos rencontres avec Philip Roth est celle d’un apprivoisement, d’une progressive acceptation de votre place, pour lui qui se plaît à dire toute sa détestation de « l’engeance des journalistes littéraires ». Vous êtes devenus, au fil du temps, des amis. Votre livre n’est-il pas une façon de faire le deuil d’une relation rare consacrée à la défense de ses livres à chaque nouvelle parution, lorsque l’on sait que Philip Roth a déclaré avoir renoncé définitivement à la littérature ?

Josyane Savigneau : Oui, tout à fait. Chaque fois que je retourne à New-York, nous nous voyons, mais ce n’est pas pareil évidemment. Lui trouve cela drôle, qu’au contraire nous nous voyons désormais comme des amis, des êtres humains véritables, sans l’intermédiaire de ma petite machine à enregistrer sa voix. Moi je préférerais qu’on parle de ses livres, pas seulement le small talk comme on dit là-bas. Au début, notre relation a été violente, et je pensais que je ne le reverrais jamais.

F.R. : Cette anecdote que vous rapportez de Philip Roth vous jetant un trombone au visage à la fin de votre première rencontre m’a fait penser à la cymbale jetée par le batteur Jo Jones à la figure de Charlie Parker, afin qu’il se surmonte et devienne Bird au fond, telle une façon de l’adouber. Ce trombone, que vous avez longtemps gardé, n’est-il pas un hommage ?

J.S. : Oui, c’est pour cela que Bernard Pivot dans sa chronique du JDD a précisé qu’heureusement il ne m’avait pas envoyé un instrument de musique au visage !

F.R. : Vous exprimez-vous avec lui en français ?

J.S. : Non, il ne parle pas un mot de français. Quand je l’ai revu en janvier dernier, j’avais à nouveau ma petite machine, Le Monde m’ayant demandé un portrait de son agent Andrew Wylie.

F.R. : Andrew Wylie a-t-il d’ailleurs facilité l’acceptation du projet de votre livre par Roth ?

J.S. : Je ne voulais pas faire un livre sur lui sans son accord. Antoine Gallimard lui a posé la question, ainsi que son agent. Nous nous connaissons depuis longtemps, il n’y a eu aucune difficulté.

F.R. : Si l’écriture a été pour Roth une façon de repousser constamment une tendance à la dépression, comment a-t-il pu selon vous abandonner si fermement son métier d’écrivain ?

J.S. : Il a eu des périodes dépressives, mais ce n’est pas un dépressif à jets continus. Je lui ai dit que je ne comprenais pas sa décision de s’arrêter après s’être assis pendant cinquante ans à sa table de travail. Il m’a répondu qu’il n’en avait plus envie, que c’était trop demander, que la vraie littérature était trop exigeante.

F.R. : Ne consacre-t-il pas désormais ses efforts à préparer sa postérité ?

J.S. : Oui, il travaille pour son biographe, donne des documents, les commente, les explique.

F.R. : Pourquoi ne pas avoir choisi d’écrire une biographie, comme vous l’avait fait pour Marguerite Yourcenar et Carlson McCullers ?

J.S. : Je ne pense pas qu’il faille faire des biographies des gens qui sont vivants. J’ai l’impression que soit on fait une biographie autorisée, soit on cherche à se démarquer en faisant une biographie trop agressive. Je ne pense pas que quelqu’un de vivant puisse avoir envie qu’on prenne des hypothèses sur son existence, ses motivations.

F.R. : Qu’a-t-il pensé de votre livre, lui qui peut être impitoyable ?

J.S. : C’est passé par Judith Thurman qui est journaliste au New Yorker et qui a fait une très bonne biographie de Colette. Elle parle évidemment parfaitement le français. Judith est sa plus proche amie, elle le connaît depuis 1978. Elle a trouvé que j’avais ce que Keats appelait « la capacité de se mettre dans l’imagination d’un autre ». Quand j’ai envoyé un mail à Philip Roth pour lui relater le jugement de Judith, il le connaissait déjà.

F.R. : C’est Nelly Kapriélian dans les Inrockuptibles qui a révélé la première la décision de Roth d’arrêter d’écrire, non ?

J.S. : Il me l’avait dit précédemment, mais je ne l’avais pas cru. Je ne pouvais pas le croire. Je croyais que cet aveu était l’un de ces jeux dont il a le secret. Mais c’est Nelly Kapriélian qui a écrit qu’il n’y aurait plus rien après Némésis, et c’est devenu une affaire considérable dans le milieu littéraire, passant notamment par le New York Times en premier lieu.

F.R. : J’ai appris en vous lisant que Philip Roth a eu aussi une activité d’éditeur.

J.S. : Quand il est allé en Europe de l’Est, façon de revenir aux origines de sa famille, il s’est aperçu que les Américains connaissaient très mal cette littérature. Bruno Schulz étant par exemple devenu introuvable aux Etats-Unis, il a décidé de profiter de sa notoriété pour le rééditer, en créant une collection de livre de l’Est, pendant une bonne quinzaine d’années.

F.R. : Philip Roth se rend en Israël en 1988 pour le procès de Demjamjuk, le bourreau de Treblinka. Dans son livre Parlons travail, il interroge Aharon Appelfeld, Primo Levi, Ivan Klima. Quelle est la place de la destruction des juifs d’Europe au sein de son œuvre ?

J.S. : Une des interrogations qui parcourent ses romans est : « Qu’est-ce qu’être un juif américain, c’est-à-dire un juif qui n’a pas connu la Shoah ? » et « Qu’est-ce qu’être un juif si on ne croit pas en Dieu ? »

F.R. : Que répond-il justement à cette deuxième question ?

J.S. : Il répond que c’est tout un substrat culturel et de tradition.

F.R. : Est-il encore considéré comme un mauvais juif ?

J.S. : Il l’a été, mais la Grande Synagogue de New York l’a réhabilité. Il a beaucoup choqué dès Goodbye Colombus et la nouvelle Défenseur de la foi publiée dans le New Yorker, qui a provoqué une vague de désabonnements, des rabbins le menaçant même du bûcher. A la réflexion, il dit qu’il comprend mieux ce genre de réaction, la guerre n’étant pas si loin. Nous étions en 1959. Portnoy date de 1969, le climat aurait pu être plus favorable, mais enfin, un bon juif ne se masturbe pas frénétiquement. Et il y a des choses qu’un bon juif ne doit pas dire tout de même. Dans Portnoy, le personnage de la sœur est la voix de la raison, lui disant qu’en Europe écrire cela serait probablement inadmissible.

F.R. : On juge parfois l’écrivain Roth comme un obsédé sexuel, sans remarquer la force et la beauté de quelques-uns de ses personnages féminins.

J.S. : Vous avez raison. Dans La Tache ou Le Théâtre de Sabbath par exemple il y a de très beaux personnages féminins. Je le trouve beaucoup plus misanthrope que misogyne, les hommes ne s’en tirant pas très bien chez lui non plus. Il ne pense pas que la société pourrait être tellement meilleure.

F.R. : Il y a beaucoup de points communs entre Philip Roth et Philippe Sollers, que vous avez beaucoup défendu dans les colonnes du Monde, notamment une vraie lucidité concernant la substance féminine, une façon de se méfier de l’asphyxie universitaire, un art de l’ironie qui les rapproche aussi de la conception du roman de Milan Kundera comme territoire d’absolue liberté.

J.S. : Oui tout à fait, et ils le savent. Roth a d’ailleurs préfacé Femmes, où il y a aussi, ce qu’on n’a jamais voulu voir, des personnages de femmes positives. Contrairement à Roth, il y a l’idée chez Sollers d’un malentendu absolu entre les hommes et les femmes, qui est malgré tout réductible quelquefois par l’amour, comme vous le voyez dans Passion fixe. Je n’ai jamais osé poser à Roth la question de ce que représente l’amour pour lui. Dans les entretiens sur le Web, il dit « love love love love love love love… », ce qui n’est pas une réponse. Quand je lui ai dit du bien de Claire Bloom avec qui il a quand même vécu pendant dix-neuf ans, il m’a répondu immédiatement que ce n’était pas de l’amour. Il ne veut pas aborder cette question.

F.R. : Sollers, qui vit avec une psychanalyste, est peut-être davantage dans un dépassement de la propagande de la théologie sexuelle. En quoi la psychanalyse nourrit-elle son travail d’écrivain ?

J.S. : Il explique très bien que la psychanalyse l’a davantage aidé à écrire des romans qu’à se réconcilier avec lui-même, pour jouer peut-être encore plus follement avec le double comme il l’a fait dans Opération Shylock.

F.R. : Il y a chez Roth comme chez Sollers cette obsession de la disparition des vrais lecteurs.

J.S. : Sollers a même créé le verbe « oublire » pour désigner ce phénomène.

F.R. : L’œuvre de Roth est un jeu de masques permanents, de reflets, de trompe-l’œil. Où est le vrai Philip Roth ?

J.S. : On se demande parfois qui l’on a face à soi. Il peut être un vieil enfant, un dragueur maladroit, un analyste brillant de son œuvre.

F.R. : Et la France lui a même remis la Légion d’honneur.

J.S. : C’est encore une affaire incroyable. Obama lui a remis la médaille for Humanities, qui est accrochée au réfrigérateur et tinte dès qu’on l’ouvre… Ses amis William Styron et Norman Mailer ayant eu la Légion d’honneur, il la voulait aussi. Pierre Bergé l’a demandée pour lui. Quand on est étranger, on peut entrer dans l’ordre à n’importe quelle place. Il a donc été fait commandeur directement. Laurent Fabius la lui a remise à New York au Consulat de France. En lui accrochant le ruban autour du cou, celui-ci s’est déchiré, et il a fallu tout refaire. On se serait cru dans un roman de Philip Roth lui-même.

F.R. : Qu’est-ce qu’un roman pour lui ?

J.S. : Il dit qu’il est un romancier purement réaliste, mais nous ne devons pas avoir la même définition du réalisme. La Contrevie serait donc un roman réaliste ? Alain Finkielkraut, qui croit qu’il est propriétaire de Philip Roth en France, a réussi à m’attaquer dans le JDD, parce que j’ai dit que Pastorale américaine est un livre que j’aime moins, beaucoup plus conventionnel, ce qu’il ne peut entendre. Il a donc une fois de plus péroré tout en montant sur ses ergots.

F.R. : Pourquoi pensez-vous que La Contrevie est un tournant dans son œuvre ?

J.S. : Parce qu’il va très loin dans le vertige des doubles. On est attaqué, donc on se construit une contrevie, mais est-ce qu’on en meurt ou est-ce l’autre fictif qui meurt ? Ce livre a libéré quelque chose chez lui.

F.R. : C’est une façon de retourner son sang.

J.S. : Oui. Je suis aussi très fan d’Opération Shylock, où l’auteur Philip Roth donne à son narrateur un traitement de la dépression à l’Alcyon, que lui-même a eu, ce même médicament qui a provoqué la dépression de Styron, relatée dans Face aux ténèbres. L’auteur Philip Roth fait donc dire à son narrateur Philip Roth qu’il a été traité à l’Alcyon, qui provoque des troubles de l’identité. Au même moment où se manifestent ces troubles, appelle Aharon Appelfeld pour lui dire qu’un type qui lui ressemble en tous points et s’appelle Philip Roth est en train de prêcher le diasporisme. L’idée est qu’il faut détruire ce double, etc. Quel brio !

F.R. : Josyane Savigneau, j’ai envie de vous interroger sur votre carrière au Monde, notamment comme responsable du Monde des livres, de 1991 à 2005. Vous étiez une journaliste judiciaire très appréciée, puis vous êtes entrée au service littéraire. Comment s’est opéré ce passage ?

J.S. : Il se trouve que quand François Bott, adjoint de Jacqueline Piatier, lui a succédé, il m’a proposé de le rejoindre. Il lisait mes chroniques de faits divers, et avait envie qu’une personne très attentive à la vie de la société puisse apporter son analyse sur le monde littéraire et les livres. On a recruté Hector Bianciotti et René de Ceccatty, Sollers aussi bien sûr. Il y avait en outre Jean-Noël Pancrazi, Viviane Forester, Christine Jordis, Poirot-Delpech, très grand feuilletoniste pendant longtemps.

F.R. : Qu’est-ce qu’une bonne critique littéraire ?

J.S. : C’est compliqué. Il ne faut pas résumer le livre, mais avoir un point de vue, donner envie de lire, ne surtout pas s’acharner sur les écrivains qu’on n’aime pas. Sollers a cette capacité de parler de l’histoire littéraire sans en faire un objet muséal, ce qui est très précieux, de mettre au centre la chair, le corps de l’écrivain.

F.R. : Travaillez-vous toujours à une biographie d’Aragon ?

J.S. : Non, mais je pense davantage à un essai.

F.R. : Pour revenir à Philip Roth, quels sont les livres qu’ils préfèrent dans son œuvre ? En France, La Tache a été son plus grand succès.

J.S. : La Tache a en effet été son plus gros succès, hors édition de poche, 300 000 exemplaires, contre 50 000 aux Etats-Unis. Ses deux livres préférés : Pastorale américaine, parce que beaucoup de gens l’ont aimé, dit-il,  et Le Théâtre de Sabbath, parce que beaucoup de gens l’ont détesté.

About the Author

Agrégé de lettres modernes, chargé de cours à l'Université Bretagne Ouest, dont les recherches concernent notamment la littérature contemporaine. Journaliste free lance.

One Comment

  1. Nayla / 5 février 2015 at 16 h 40 /Répondre

    Inspirant et intéressant!

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