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Edouard Jourdain, L’anarchisme, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2013, 125 p.

«Anarchie : État déréglé, sans chef et sans aucune forme de gouvernement». Telle est l’une des premières phrases du livre, elle-même issue du dictionnaire de l’Académie française de 1694. C’est d’ailleurs, semble-t-il, la définition la plus répandue actuellement. Dans la langue courante, lorsque «c’est l’anarchie», c’est du «grand n’importe quoi». Et ce mot barbare ne convient plus qu’à insulter de dangereux criminels républicides qui n’auraient pas bien compris qu’une société, c’est à plusieurs; ou bien, au choix, à qualifier les «jeunes» en manque d’action, aussi bouillonnants qu’irréfléchis, et dont les ardeurs rebelles se manifestent par des voitures brûlées. Halte aux idées reçues, écoutons un peu les spécialistes. Dans son livre, publié en 2013 et sobrement intitulé L’anarchisme, Edouard Jourdain, docteur en politique à l’EHESS, propose de remettre un peu d’ordre dans ces imaginaires divaguants du XXIème siècle en expliquant, en trois parties et un peu plus de cent pages, ce qu’est réellement l’anarchisme.

L’introduction annonce d’emblée l’enjeu de la synthèse : il s’agit de détruire tous les préjugés dont est victime ce courant de pensée, d’éviter coûte que coûte le manichéisme, et de montrer l’aspect fragmentaire du mouvement à travers une tripartition divisée entre les fondements théoriques, l’histoire, puis l’actualité de l’anarchisme. Qu’on se le dise une bonne fois pour toutes : non, les anarchistes ne sont pas des malades mentaux délirants qui bavent démesurément sur une libido libertaire insatiable, ni de vilains jeunes qui veulent tout casser. L’anarchisme, c’est d’abord une théorie politique qui prône le rejet radical de l’aliénation capitaliste et le développement de l’esprit critique et anti-dogmatique, premier pas, selon les fondateurs, pour briser l’état de servitude volontaire dans lequel se trouvent les gouvernés. Cette théorie veut que la liberté soit inséparable de l’égalité et rejette l’État en appelant les individus à se fédérer. Cependant, elle est très largement polymorphe : elle peut se traduire par un mouvement politique pacifiste ou violent, par une opposition radicale ou modérée à l’autorité étatique, et peut se trouver chez les athées comme chez les chrétiens, chez les socialistes comme chez les individualistes, chez les communistes comme chez les capitalistes… Dès sa consécration en tant que mouvement politique, située lors du véritable renversement sémantique opéré par Proudhon en 1840 avec l’ouvrage Qu’est-ce que la propriété ?, le courant connaît déjà de nombreuses divergences.

La première partie expose les principales théories. L’écriture est claire, les chapitres concis et soigneusement ciblés permettent une vue globale des différentes perspectives envisagées par les pères fondateurs. Ainsi apparaissent dès les premières pages Proudhon et le mutuellisme, Bakounine et le collectivisme, Kroptkine et le communisme libertaire. Suivi d’une rapide biographie de l’auteur, l’exposé des théories est certes court mais n’en est pas moins riche : chaque sous-partie est accompagnée d’un extrait du texte de l’auteur dont il est question. Théoriquement, c’est extrêmement intéressant. Parallèlement au marxisme qui se développait à l’époque, on trouve une pensée marginale qui tire sa puissance de la réflexion «hors-cadre». En effet, on comprend vite que l’anarchisme se constitue en fonction d’un modèle idéal de société centré sur les problèmes de rapport au pouvoir. Il se permet des abstractions qu’aucune doctrine auparavant ne s’était permis. Comment former une société sans État ? Ce genre de question ne finit pas d’agacer socialistes et communistes de l’époque. En s’autorisant à penser la liberté indissociable de l’égalité, et l’égalité impossible tant que la propriété (mais non pas la possession, contrairement au communisme) et l’État perdurent, l’anarchisme est le terreau propice aux théories idéalistes et critiques politiques radicales du XIXème siècle. D’ailleurs, le sociologue Max Weber préconisait une position anarchiste car elle permettrait de juger sa propre culture avec le plus de recul possible.

La seconde partie vient précisément lorsqu’on se dit que ces théories sont aussi belles qu’irréalisables. Si le préjugé a le temps de s’installer chez le lecteur, il sera vite démenti par cette partie intitulée «quand les anarchistes font l’histoire». L’auteur, toujours aussi neutre et efficace dans sa synthèse, expose les différents essais de concrétisation anarchiste. Si l’on pouvait déjà trouver l’anarchisme théoriquement disparate, la pratique rend le discernement encore plus ardu. Le premier événement directement issu du mouvement est la Commune de Paris, de mars à mai 1871. Les avancées politiques sont impressionnantes pour l’époque : réquisition des logements vacants, création d’orphelinats, pension versée aux blessés, cessation du travail de nuit pour les boulangers, réquisition des ateliers abandonnés par les propriétaires, suppression des amendes et retenues sur le salaire, et vote, avec plus de trente ans d’avance sur leur époque, de la séparation des Églises et de l’Etat. On trouve également la mise en place d’un dérivé de démocratie directe, remède contre l’autorité tant critiquée, avec un système de révocabilité et de responsabilisation des députés par l’usage de mandats impératifs.

Une triste fin attend ce soulèvement populaire qui semblait bien parti, puisqu’il s’achève lors de la violente répression du gouvernement, appelée la «semaine sanglante», du 21 au 28 mai, dont le nombre de victimes est estimé à vingt mille. Le mouvement, à peine né, est déjà en déclin, et les brèves actions qui sont menées, empreintes d’une rare violence symbolique, telles que la bombe lancée dans l’Assemblée Nationale en 1893, ou l’assassinat du président Sadi-Carnot en 1894, relèvent d’actes individuels, perdant ainsi la dimension populaire dont l’anarchisme se réclamait. L’État juge alors les partisans comme des criminels en prenant des mesures répressives avec les «lois scélérates». L’auteur insiste ensuite sur quelques mouvements anti-guerre, sur la révolution espagnole de 1936, puis en vient à mai 68, qui sert de transition pour la dernière partie focalisée sur l’actualité.

Rien à redire sur ce point non plus : Edouard Jourdain, en bon pédagogue, nous offre une progression chronologique, concise, illustrée, qui répond parfaitement, à chaque étape, aux attentes provoquées par les questions que le lecteur est susceptible de se poser. Il nous fait également bien comprendre, avec l’immense variété de thèses exposées dans cette partie, que les courants anarchistes actuels ne revêtent plus l’aspect d’un mouvement. Qu’ils se groupent par perspectives critiques ou par orientation spirituelle, les auteurs anarchistes du XXème et XXIème siècle ne sont plus catégorisés comme tels; on les perçoit désormais comme des critiques politiques. Il en est de même pour les actions : lorsqu’on parle d’éducation populaire (anciennement appelée «démopédie» par Proudhon), d’organisation citoyenne, d’autogestion ou de démocratie directe, on parle ici d’anarchisme moderne. Celui-ci se situe en parallèle de la société, englobant toutes les alternatives, faisant la critique de tous les pouvoirs. À la fin d’un livre totalement descriptif, au service d’une neutralité constante, l’auteur, qui se garde de toute position, choisit tout de même une citation du Grec Thucydide pour achever son ouvrage : «il faut choisir : se reposer, ou être libre»; petite touche personnelle qui ne manque pas de marquer l’esprit avant de fermer un livre qu’on ne peut que recommander.

« Il faut avoir vécu dans cet isoloir qu’on appelle Assemblée Nationale, pour concevoir comment les hommes qui ignorent le plus complètement l’état d’un pays sont presque toujours ceux qui le représentent » P-J Proudhon, Confessions d’un révolutionnaire, 1849, cité par E. Jourdain, op. cit., p. 11.
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